Chapitre 3 : Marché et Capital
Dieu a dit : « Il faut partager ». Les riches auront la nourriture, les pauvres de l’appétit. coluche
Chapitre 3 : Marché et Capital…………………………………………………………………… 110
Remarques préliminaires ………………………………………………………………………. 110
1) La formation des prix ………………………………………………………………………… 114
2) De la formation et du développement du capital …………………………………. 128
3) Les régulateurs marchands ………………………………………………………………… 143
4) Marché et entreprise …………………………………………………………………………. 154
5) De la régulation monétaire…………………………………………………………………. 183
Chapitre 3 : Marché et Capital
Remarques préliminaires
Fernand Braudel a considéré nécessaire non seulement de faire la différence
entre marché et capital, mais aussi de soutenir que la première dimension est
positive tandis que la deuxième est négative. Il nous semble indispensable, avant de
nous introduire dans la matière de ce chapitre, de faire quelques remarques à partir
de ce jugement. Car il faut savoir que ce jugement semble avoir pris racine dans la
conscience des temps présents. Il ne s’agit plus de vouloir la négation de l’échange,
en tant que pratique universelle, comme le voulait K. Marx116. Le marché semble
avoir pris droit de citer; ce qui est difficilement acceptable, est le capital, par une
certaine forme de conscience imprégnée de marxisme et de religiosité, dans ses
différentes variantes monothéistes.
Certes, le marché est, en quelque sorte, différent du capital. Mais cette différence
est en même temps une non-différence. Pour ce qui est de la différence, nous savons
que le marché apparaît avant le capital. Ceci, dans le sens où la reproduction simple
est antérieure à la reproduction élargie. Par rapport à cette problématique nous
pouvons affirmer, sans l’ombre d’un doute, que le marché existait dans l’univers
grec et romain, de la même manière qu’il existait dans la Chine mandchoue, dans la
culture islamique du Moyen Âge et dans l’Occident pré-renaissance, renaissance et
post-renaissance ; mais, nous ne pouvons pas soutenir que le capital existait dans ces
cultures. Pour ce qui est l’histoire, pas trop ancienne, de la France nous pouvons aussi soutenir que le marché existait bien à l’époque des Bourbons117, mais qu’à cette
époque-là, le capital n’existait pas encore.
116 Rappelons que pour Marx la monnaie et d’échange sont la manifestation de la vénalité et de la prostitution universelle.
Mais on peut argumenter qu’à ces époques-là, il y existait bien des riches et
même des personnes très riches. Bien évidemment il ne s’agit pas de nier un tel
phénomène. Toutefois ces richesses n’étaient pas du capital, elles se constituaient en
fortunes. Ceci, à cause du fait que la forme d’accumulation était simple ; elle n’avait
pas encore atteint le niveau de l’accumulation élargie118. Il ne s’agit pas, par
conséquent, de confondre fortune et capital.
Cette différence soulignée, dans sa dimension historique et théorique, posons-nous
le problème de la non-différence. Il est, en effet, hautement problématique de
poser la différence du marché et du capital comme deux dimensions indifférentes
dans leur différence. Plus précisément, comme si l’une était d’un côté et une autre de
l’autre, sans aucune relation entre elles. En effet ce dualisme naïf oublie que ces deux
manifestations de la réalité économique n’ont pas la même dimension ontologique.
Nous y avons plutôt affaire à un rapport de subsidiarité, où l’un est une
détermination de l’autre. Le capital est, historiquement et théoriquement une
manifestation du marché. De plus, cette détermination ne surgit pas depuis le début
avec les rapports marchands. Le capital est plutôt la manifestation supérieure de ces
rapports.
Au sens strict du terme, le capital est le résultat d’une logique supérieure de la
monnaie. Bien évidemment, son développement implique un ordre institutionnel
adéquat. Cet ordre implique le dépassement de l’interdit du prêt à intérêt et trouve
son support dans un niveau d’individuation très important. Le processus de
capitalisation, ou d’accumulation élargie, se développe ainsi suivant la logique du
marché et est entièrement conditionné par lui. De sorte que le capital se manifeste,
en quelque sorte, comme une détermination du marché. C’est ainsi que le marché
peut exister sans le capital, mais en aucun cas, le capital ne peut exister sans le
marché.
117 La période du règne de Louis XVIII étant exclue.
En d’autres termes la suppression de la dimension capitalisante, n’implique pas
la disparition du marché. Le résultat pratique de la Révolution islamique en Iran
nous démontre clairement que l’effacement du prêt avec intérêt119 conduit
nécessairement à la disparition de l’accumulation élargie et non pas à celle du
marché.
Il est par conséquent important de saisir la différence et la non-différence de ces
catégories. Il est, en tout cas, hautement problématique de croire que le
rétablissement du marché implique nécessairement la production du capital. En
effet, cette croyance existe, actuellement, dans les pays qui cherchent à dépasser
l’horizon du socialisme réel.
Ce n’est d’ailleurs, pas un hasard si les observateurs les plus avertis se rendent
compte qu’un tel processus est plus complexe que ce qu’on croit et que, dans le
meilleur des cas, il peut prendre un certain temps pour se réaliser. L’expérience nous
montre, à ce propos, qu’il est plus facile de nier l’économie que de réinstituer sa
logique et, plus encore, dans sa forme supérieure. Cette forme n’est autre que celle
de la reproduction élargie en tant que processus effectif sécrétant le bien-être de la
communauté sociale.
118 Voir à ce propos le chapitre 11,1, concernant les fonctions de la monnaie.
119 Celui-ci est considéré comme l’usure (riba) dans le Coran et doit, selon l’intégrisme, disparaître de toutes les sphères de l’activité économique.
Il est important de comprendre aussi qu’un tel processus, n’est pas le résultat des
automatismes de l’Histoire, comme tend à le croire une certaine forme de pensée
néo-marxiste. Le capital ne donne pas nécessairement croissance économique. Il
peut bien se reproduire en tant que résidus de sa propre impuissance.
L’accumulation élargie ne peut se réaliser pleinement, dans une manifestation
accomplissante du social, qu’à l’intérieur d’un cadre institutionnel adéquat. Par
rapport à la dimension strictement capitaliste, cet ordre institutionnel est la totalité
au sein de laquelle se réalise la puissance de ce processus.
Dans ce sens, l’ordre institutionnel joue le rôle d’accélérateur ou de frein du
mouvement de la capitalisation et du marché en général. Le capital se dévoile ainsi
comme une détermination du marché, lequel dépend d’un ordre englobant qui est,
précisément, l’ordre institutionnel. – Nous réfléchirons ici à partir de l’horizon des
économies nationales. Bien évidemment l’ordre monétaire international, au sein des
systèmes nationaux, a une incidence de première importance. Mais, lorsque cette
incidence est négative, comme c’est le cas de notre temps, son impact dépend de la
capacité de chaque ordre national. Comme on peut le constater, cette incidence
négative est particulièrement importante dans les sociétés où l’ordre institutionnel
constitue une entrave à l’épanouissement des richesses sociales.
120 Où ce qui est en rapport avec la logique du capital.
Pour ces différentes raisons, il nous semble que le concept de système capitaliste
est trop réducteur, lorsqu’il est employé pour déterminer une réalité donnée. Dire,
par exemple, que la Grèce et la Turquie sont des sociétés capitalistes, tout comme la
Suisse et l’Allemagne, c’est énoncer une identité qui ne rend pas compte de
l’essentiel. Plus précisément, la différence institutionnelle entre ces réalités. La
dimension capitalistique120 est, du point de vue institutionnel, moins significative que
celle d’autres facteurs121 qui font qu’un ordre donné est conforme aux exigences de
la croissance et du nivellement social.
La diabolisation du concept de capital a rendu cette notion encore moins
opératoire, pour signifier un ordre et rendre compte de la logique de son existence
sociale. Pour ce qui est de cette satanisation, il est important de comprendre que le
mal ne se trouve pas dans les manifestations de l’économie – marché ou capital -,
mais dans les ordres qui conditionnent son existence. Ce n’est, d’ailleurs, pas un
hasard si le mal social qui s’objective à travers l’économie se manifeste
essentiellement dans les sociétés où l’ordre institutionnel se présente comme
l’objectivation de l’injustice dans le monde. Or il faut être conscient, que l’ordre
institutionnel n’est pas le produit des mécanismes aveugles d’une quelconque
nécessité nécessiteuse. Il est plutôt le résultat de la convention, donc de la raison
instituante. Mais ce qui s’objective dans certains ordres, n’est pas la raison en tant
que telle, mais plutôt sa négation.
1) La formation des prix
Nous allons dans ce sous-chapitre commencer à réfléchir sur les différentes
théories se rapportant à la formation des prix. Dans l’histoire de la théorie
économique nous constatons essentiellement deux grandes théories sur la formation
des prix. Il convient d’ajouter, à ces deux grandes écoles, la théorie sur les termes de
l’échange qui s’interroge sur la formation des prix sur le marché international. Et
ceci dans ces deux variantes de la dégradation et du renversement des termes de
l’échange.
121 Comme la garantie des libertés individuelles, c’est-à-dire de droit, le principe de l’alternance pure et le niveau d’efficacité de la justice distributive. En d’autres termes la démocratie dans sa dimension axiologique.
En ce qui concerne les deux écoles classiques, nous avons d’un côté, la théorie de
l’offre et de la demande, et de l’autre, la théorie de la valeur-travail. – Nous allons
commencer par cette dernière, car bien qu’elle soit postérieure dans le temps, elle est
conceptuellement plus simple. De sorte que c’est cet ordre qui s’impose, car le
développement, de toute réflexion conceptuelle implique précisément ce mouvement
qui va du plus simple au plus complexe. Nous avons déjà parlé de la théorie de la
valeur-travail122, mais nous n’avons pas souligné la différence entre la valeur et le
prix. Dans ce qui suit, nous allons nous inspirer plutôt de la version marxiste de cette
théorie, car elle est très simple et se prête peu à confusion. Rappelons, en effet, que
pour Marx la valeur des marchandises est déterminée par le temps de travail
socialement nécessaire à leur production. Cela veut dire, plus précisément, que dans
une société donnée, ce qui s’impose c’est le temps de travail moyen, pour détermine
la valeur des marchandises.
Nous pouvons ainsi nous trouver, pour ce qui est de la production d’un bien
donné, dans la situation suivante. Le fait que trois entreprises produisent un même
bien, mais selon un temps de travail très différent, Nous pouvons exposer cette
situation de la façon que voici : L’entreprise A a besoin de 12 heures pour produire
un bien, tandis que l’entreprise B en a besoin de 10 et l’entreprise C de 8 seulement.
De sorte que nous avons affaire dans cet ordre des choses que dans une telle société
l’entreprise C est plus performante que les autres. Par contre, l’entreprise A est la
moins performante parmi elles. Mais selon la logique de ce rapport c’est l’entreprise
B qui conditionne la valeur. De sorte qu’en relation avec elle l’entreprise A n’est pas
rentable, tandis que l’entreprise C est plutôt plus rentable.
Supposons, à présent, que chaque heure de travail équivaut à une unité
monétaire (um), nous nous trouvons alors devant le schéma suivant :
A->12h 12 um
B->10h 10 um
C->08h 08 um
122 Voir à ce propos, le chapitre 1,3 et le chapitre 11,3
Ainsi, dans une telle société la marchandise x a la valeur de base de 10um. Mais
Marx, suivant en cela Ricardo, nous dit que la marchandise en question ne se vend
pas suivant cette valeur précisément, mais plutôt autour d’elle. Plus précisément, le
prix pivote autour de la valeur. Il se situe tantôt un peu en dessous, tantôt un peu au-dessus de la valeur. Ce qui veut dire, plus précisément, que la marchandise en
question sera vendue soit à 11um, soit à 9um. Mais une telle variation ne veut pas
signifier pour Marx que dans leur totalité les marchandises sont vendues en dessous
ou au dessus de leur valeur. En effet « les marchandises sont – en masse et à l’échelle
sociale – vendues à leur valeur »123.
Pour saisir la problématicité de cette thèse, il est nécessaire de rappeler que pour
l’auteur du Capital la valeur est déterminée uniquement par la production. En
d’autres termes, pour lui, le prix de vente global est égal au prix de revient plus la
plus-value. En effet, pour Marx, le prix de revient du producteur et la plus-value en
question sont les deux variables essentielles du prix final. Car, comme le dit Engels
« la valeur d’un produit du travail est déterminée par le temps de travail nécessaire à
sa fabrication »124. Or, cette production contient, comme le sait tout marxiste, le prix
de revient comme catégorie fondamentale. Laquelle est composée de deux moments
essentiels : – le coût du capital mort (matières, outils et bâtiments) et le coût du
capital vivant, le salaire.
123 Lettre de Marx à Engels, du 30 avril 1868. Marx Engels Correspondance, T.9,E.S.,p.222.
124 Anti-Dührin, E.S., Paris, 1973, p.216
Par dessus ce prix il y a la catégorie de la plus-value qui est le produit du surtravail,
ou du travail non-payé à l’ouvrier. Donc le capitaliste en vendant son produit
au-dessus de sa valeur – dans notre exemple, à 11um -, empoche une valeur
supplémentaire qui est, pour ainsi dire, extorquée aux autres capitalistes. Plus
précisément à ceux qui vendent en-dessous de la valeur, dans notre exemple à 9um.
Par conséquent, lorsque le capitaliste vend son produit, il peut soit gagner au-delà
de la plus-value qui lui correspond, soit perdre une partie. A ce propos, dans la
même lettre de Marx à Engels que nous venons de citer, l’auteur du Capital explique
à son ami que « pour le capitaliste, la partie de la valeur de la marchandise qui lui
coûte est son prix de revient, et que, par contre, le travail non payé que contient la
marchandise n’entre pas, de son point de vue, dans le prix de revient de celle-ci.
Plus-value = profit apparaît maintenant comme étant un excédent de son prix de
vente sur son prix de revient. Si nous nommons donc la valeur de la marchandise M,
et son prix de revient pr, alors M=pr+pl donc M-pl=pr, donc M est plus grand que
pr. Cette nouvelle catégorie, prix de revient, est très nécessaire dans le détail du
développement ultérieur. Dès l’abord, il ressort que le capitaliste peut vendre avec
profit la marchandise au-dessus de sa valeur (pourvu qu’il la vende au-dessus de son
prix de revient), et ceci est la loi fondamentale pour l’intelligence de l’action
égalisatrice qu’exerce la concurrence ».125
Nous voilà fixés ! Pour Marx la formation des prix peut être réduite globalement
parlant à deux moments essentiels : le prix de revient à la production + la plus-value.
À ce niveau-là, la catégorie du prix correspond à celle de la valeur. Suivant notre
exemple, ceci nous mène à souligner que, selon cette théorie, cette marchandise x est
non seulement produite en moyenne à 10 um, mais aussi vendue en moyenne à ce
prix-là. Il faut savoir que pour Marx la plus-value est cette partie de la valeur que le
125 Ibidem.
capitaliste partage avec les marchands et avec le pouvoir d’État. En effet, pour ce
qui est de l’ensemble de la bureaucratie étatique, elle est, selon le théoricien du
socialisme dit scientifique, subventionnée par le capitaliste. De sorte que le capitaliste
partage sa plus-value avec les marchands et l’ensemble de la structure du pouvoir.
La problématicité de cette théorie se trouve, dès lors, aussi bien dans le fait de ce
partage de la plus-value, que dans celui du fait que Marx considère que la
production est le seul facteur à ajouter de la valeur. Pour ce qui est du premier volet
nous avons vu qu’au niveau global valeur et prix sont une seule et même chose. De
sorte que les marchands ne perçoivent rien comme rémunération de leur activité.
On peut supposer que la bureaucratie étatique reçoit sa part par le biais des impôts.
Quoi qu’il soit difficile de croire qu’une telle charge puisse être subventionnée par les
seuls impôts de la classe capitaliste, telle que l’entend Marx.
Mais le problème essentiel de la théorie valeur-prix de Marx – comme de
Ricardo, d’ailleurs –, se trouve dans le fait que la production est le seul facteur à
participer dans la formation de ces catégories. Ils ont oublié, comme nous l’avons
signalé plus haut, les intermédiaires et, à plus forte raison, la fiscalité indirecte.
Laquelle participe, pour certains biens comme les produits pétroliers126, d’une
manière décisive à la formation du prix final.
Il est important de retenir que dans la réalité pratique, les intermédiaires ont une
incidence très significative dans la formation du prix final. Elle est, d’ailleurs, en
rapport direct avec l’élargissement des échanges. Ce qui veut dire que, plus le
phénomène de la concentration urbaine et de l’internationalisation des échanges
augmente, plus les intermédiaires incident dans la formation du prix final. Or, ces
intermédiaires réalisent des activités aussi importantes, pour le fonctionnement du marché, comme le transport, le stockage, la distribution, la commercialisation, la
publicité et la vente.
126 En France, par exemple la taxe sur l’essence est actuellement (1991), de l’ordre de 76% du prix final.
En réalité, la théorie de la formation des prix de Marx, comme celle de Ricardo,
se rapproche beaucoup plus de l’économie des sociétés vivant en semi-autarcie et se
reproduisant d’une manière simple, que la logique du marché moderne. Celle-ci est
probablement une des raisons pour laquelle le marxisme pratique a eu plus
d’incidence dans les sociétés sous-développées que dans les sociétés développées
modernes.
Cela dit, les marxistes qui arrivent à saisir l’inadéquation entre cette théorie de la
formation des prix et la pratique du marché, tendent à croire qu’une telle erreur ne
peut être que le produit du temps historique qui lui a donné naissance. En d’autres
termes, ils pensent qu’à l’époque de Ricardo et de Marx le marché était extrêmement
étroit. De sorte que leurs théories pouvaient être valables alors. Or, l’histoire nous
montre précisément le contraire. En effet, l’élargissement des échanges avait déjà
pris depuis le début du XVIII siècle des proportions considérables. Le XIX était, à ce
niveau-là, une période d’accroissement très importante des échanges.
Smith nous avait déjà fait remarquer, pour sa part, qu’il y a quatre manières
différentes d’employer un capital. « On peut l’employer, 1) à fournir à la société le
produit brut qu’il lui faut pour son usage et sa consommation annuelle ; ou bien, 2)
à manufacturer et à préparer ce produit brut, pour qu’il puisse immédiatement
servir à l’usage et à la consommation de la société ; ou 3) à transporter, soit le
produit brut, soit le produit manufacturé, des endroits où ils abondent à ceux d’où
ils manquent ; ou, 4) enfin, à diviser les proportions de l’un et de l’autre de ces
produits en parcelles assez petites pour pouvoir s’accommoder aux besoins
journaliers des consommateurs127.
Ce passage montre de manière claire – 1) que Smith ne réduit pas la production
de la valeur, ou la formation de la valeur-ajoutée, au seul domaine de la
transformation de la matière, et 2) qu’à l’époque de Smith il y avait bien une série
d’intermédiaires entre la production et la consommation.
Pour ce qui est du premier point la position de Smith ne laisse pas de place au
doute. Selon lui, en effet, « les personnes dont les capitaux sont employés de l’une de
ces quatre manières sont elles-mêmes des ouvriers productifs. Leur travail,
convenablement dirigé, se fixe et se réalise dans l’objet ou la chose vénale sur
laquelle il est appliqué, et en général il ajoute au prix de cette chose la valeur, au
minimum, de leur subsistance et consommation personnelle. Les profits du fermier,
du manufacturier, du marchand, du détaillant sont tous tirés du prix des
marchandises que produisent les deux premiers, et dont trafiquent les deux autres128.
Il est évident qu’il y a dans cette description une perception très simplifiée du
processus de la reproduction élargie. Ceci, dans le sens où ces quatre moments ne
sont pas les seuls qui interviennent dans ce mouvement. Comme producteur de
matières premières il n’y a pas, par exemple, seulement le fermier, mais aussi le
mineur et en moindre mesure le pécheur. De plus, le marchand est différent du
transporteur, et très souvent de celui qui stocke les biens et du distributeur.
Mais à part cette simplification dans le processus de circulation des
marchandises, il est clair que Smith ne commet pas la lourde erreur de croire,
comme – Ricardo et Marx -, que le transformateur de la matière est le seul facteur à
ajouter de la valeur. Ce processus dans sa forme simple, est le mouvement qui va de
la production à la consommation. De plus il comporte un nombre de moments
productifs en amont et d’intermédiaires en aval de la production. Les différents
moments correspondent à une nécessité structurelle et sont aussi importants les uns
que les autres. Ceci implique concrètement que ces moments sont aussi productifs
les uns que les autres lorsqu’ils se manifestent dans leur nécessité d’ordre structurel.
Il ne s’agit pas, toutefois, d’en déduire à partir de là que l’ordre de ce processus est
tout à fait rigide. Le rôle du marchand qui amène un produit dans un marché
donné est celui d’être le plus concurrentiel possible. Par conséquent de réduire, dans
la mesure du possible, le nombre d’intermédiaires pour se situer en dessous du prix
du marché. Sa concurrentialité implique ainsi pour lui non seulement la possibilité
de se dessaisir le plus rapidement possible de sa marchandise, mais d’en tirer les
bénéfices les plus importants.
127 La Richesses des Nations, Livre 2, chapitre IV., Idées/Galilimard, Paris, 1976, p. 194.
Pour ce qui est des frais d’intermédiation, nous constatons que les négociants
cherchent par tous les moyens à trouver les transporteurs et les distributeurs les
moins chers et les plus fiables. En tout état de cause la circulation des marchandises
est ce mouvement qui va de la production à la consommation et qui est composé par
un nombre plus ou moins important d’intermédiaires. C’est ce processus, dans sa
mouvance concurrentielle, qui constitue un marché donné et contribue à la
formation des prix. Par dessus ce marché se trouvent les différentes taxes, appelées
actuellement la taxe de la valeur ajoutée, les impôts sur les sociétés et les impôts
locaux, ou la patente.
128 Ibidem.
Dans la formation du prix final, il s’agit de faire la différence, entre les coûts
résultants du marché et ceux qui sont le résultat de l’incidence de l’ordre
institutionnel à l’intérieur duquel se manifeste ce marché. Cette dernière dimension
est la résultante du poids de l’État et du mode de prélèvement qui prévaut au sein
d’un ordre donné.- Nous étudions cette problématique au chapitre IV, sur l’État et la
société civile.
Ce qui nous intéresse ici c’est la dimension strictement marchande de la
formation des prix. Le coût public doit être considéré comme étant une constante
stable et nivelée dans un marché donné. Les variations des prix sont plutôt la
conséquence des mécanismes du marché lui-même. Ici il s’agit précisément de
comprendre les mécanismes qui conditionnent la formation du prix marchand.
La compréhension de ce phénomène ne peut se faire qu’à partir du marché lui-même.
Lequel est toujours un marché donné, et qui peut être considéré à trois
niveaux différents : local, national et international. Cela dit, le marché est en dernière
instance local, car c’est à ce niveau-là que se manifeste la demande effective.
À partir de cette dimension, nous constatons que la loi dominante du marché est
celle de l’offre et de la demande. Cette loi conditionne non seulement la formation
des prix en ce qui concerne les marchandises, mais aussi les services, les salaires et la
monnaie. Concentrons-nous dans cette partie sur la formation du prix des
marchandises, car elle est le modèle simple de la régulation marchande. Or par-delà
la simple formulation de cette loi, il s’agit de saisir, comme l’a signalé Malthus, le fait
que les prix sont en rapport direct avec l’importance de la demande et en relation
inverse avec l’importance de l’offre. De plus, il s’agit de tenir compte du fait que le
marché est, dans son effectivité, l’espace où l’offre tend à satisfaire une demande
solvable, se manifestant réellement. C’est à partir de cette réalité concrète que
l’activité économique se manifeste. Ceci, dans le sens où une activité productive et
marchande en générale lutte pour satisfaire la demande en question.
Les sujets de cette activité ont pour but, précisément, l’accès à cette demande effective. De sorte
que lorsque nous parlons d’un marché donné, nous nous référons à une réalité où
l’offre rencontre la demande et où le prix du marché est une effectivité. Car là où il y
a un marché il y a nécessairement détermination de prix. Le marché est, de ce point
de vue là, un système à produire des prix. On peut dire, plus précisément, que ce
mécanisme de formation des prix est en acte et en puissance. En acte pour ce qui est
des biens en circulation à un moment donné, jour j129. Par contre, le marché est une
puissance pour ce qui est soit, le jour J+l et à fortiori le jour J+N, soit des biens qui n’y
sont pas encore produits.
Nous nous référons ici aux premiers, car ils constituent la réalité par excellence.
Ainsi par rapport à ces biens, il est clair que dans un marché donné il y a toujours
un prix moyen pondéré. Or, c’est ce prix qui sert de référentiel aux acteurs de ce
marché et plus particulièrement aux négociants. Il s’agit pour eux d’y apporter ces
biens au prix le moins cher possible. Car c’est, précisément, d’un tel objectif que
dépend la réussite ou l’échec d’une entreprise.
Par extension nous pouvons soutenir que toute activité a en face d’elle un
marché, qui donne l’horizon du prix par rapport auquel elle se situe. De sorte que la
lutte pour le prix est le sens même de son activité. Mais dans cette lutte les acteurs de
la production et de la vente sont forcés de tenir compte de la qualité. En tout état de
cause, si nous partons d’une qualité égale, il est évident que le facteur prix est une
variable de première importance.
129 Il conviendrait même de parler de moyenne pondérée du jour J.
Les producteurs et les commerçants ont ainsi comme référentiel de leur activité
le niveau du prix du bien (ou des biens), dont ils s’occupent. Il est clair que ce niveau
de prix tend à varier, soit par une variation dans l’offre, soit par une variation dans
la demande. – Nous allons supposer dans ce qui suit : 1) l’existence d’un produit plus
ou moins homogène, et 2) l’existence d’une monnaie stable. En ce qui concerne
l’homogénéité, il s’agit précisément d’écarter, pour l’exemple, ces produits dont les
variantes sont très importantes, comme sont les produits industriels. Nous savons à
ce propos qu’il y a plus de modèles de chaussures ou de papier que de qualités de
blé ou de café. Nous mettons ainsi en rapport, toujours pour l’exemple, d’un côté un
produit plus ou moins homogène et de l’autre une monnaie.
Nous pouvons constater, à ce propos, deux formes de variations des prix. La
première est un phénomène général, tandis que la deuxième ne concerne que des
produits particuliers, en l’occurrence le blé ou le café. Nous écartons la première
hypothèse, car elle ne concerne pas le prix des marchandises, mais est plutôt le
résultat de la valeur de la monnaie. Les variations générales des prix nominaux sont,
en effet, la conséquence des variations dans l’instrument de mesure et non pas dans
les choses mesurées. De sorte que lorsque nous parlons de variations des prix nous
nous référons, plus précisément, aux changements de prix de telle ou telle
marchandise par rapport à la moyenne générale. Dans ce sens nous pouvons dire
qu’une marchandise s’apprécie ou se déprécie par rapport aux autres, ou à la
moyenne générale.
Au sens strict du terme les variations des prix concernent les marchandises. En
effet, les marchandises varient de prix par rapport à elles mêmes et en relation à la
moyenne générale. Il convient, dès lors, de faire la différence entre les variations des
prix des marchandises et les variations dans la valeur de la monnaie. Seulement
dans le premier cas, nous avons affaire au phénomène de la variation des prix, dans
un sens très précis.
Une marchandise donnée peut ainsi s’apprécier ou se déprécier par rapport aux
autres. Il se pose dès lors la question de savoir quelles sont les causes de telles
variations. Nous disons alors qu’un bien s’apprécie : soit parce que l’offre est
inférieure à la demande, soit encore parce que la demande est supérieure à l’offre.
La dépréciation se manifeste, quant à elle, dans un rapport inverse à celui que nous
venons de souligner.
Il est très important de rappeler, pour les variations des prix, que le prix réel des
biens ne peut pas rester identique à lui même pendant une période donnée de
plusieurs semaines, voire de plusieurs jours. Ceci à cause du fait qu’il y a toujours
des variations dans la capacité de production, comme dans les besoins, exprimés
monétairement, qu’elle tend à satisfaire.
De plus, ce mouvement dans les prix réels implique en même temps des
variations dans le taux de profit. De sorte que toute hausse du prix réel d’une
marchandise donnée, quelque soit sa cause – insuffisance de l’offre ou surabondance
de la demande – produit une augmentation du taux réel du profit. C’est précisément
cette augmentation du taux de profit réel qui tend à attirer l’investissement dans ce
secteur. Ce qui provoque le renversement du rapport entre l’offre et la demande et
par conséquent la tendance inverse dans la formation du prix de la dite
marchandise.
Ainsi dans le phénomène de la formation des prix, la loi générale est que toute
hausse des prix est suivie d’une baisse des prix. Cette règle concerne le court et le
moyen termes. Dans le long terme nous avons affaire non pas à un mouvement de
régulation, mais plutôt à une tendance générale à la baisse des prix réels. Ce
phénomène se dévoile concrètement lorsque la monnaie est stable et lorsqu’il y a
croissance économique.
De sorte que dans une telle réalité – comme ce fut le cas particulièrement
pendant la deuxième moitié du XIXe – la formation des prix se manifeste
concrètement : soit dans la variation des prix, soit par la tendance générale à la
baisse des prix. Cette tendance générale, dans les conditions de la croissance,
implique plus précisément le fait que la valeur d’une même quantité de travail tend
avec le temps, selon le rythme de la croissance économique, à acheter une quantité
de biens de plus en plus importante.
Il nous reste, avant la fin de ce sous-chapitre, à nous tourner vers la théorie des
termes de l’échange. En effet, selon une certaine théorisation de cette conceptualité –
des termes de l’échange – la formation des prix des biens dans le monde, ne se fait
pas selon une loi générale, mais suivant l’ordre de la domination internationale.
Pour expliquer cette problématique de façon claire, rappelons tout d’abord que le
concept des termes de l’échange, renvoie à deux niveaux de la réalité économique
globale.
C’est ainsi que dans une première version, ce concept se rapporte à la balance
commerciale des économies nationales. C’est ainsi que lorsqu’un pays a une balance
défavorable, on dit que les termes de l’échange lui sont négatifs. Par contre, dans la
version Tiers-mondiste, développée à l’époque moderne, le concept des termes de
l’échange renvoie au rapport, au niveau international, entre les matières premières et
les produits finis. De sorte que toujours selon cette vision, le monde est divisé en deux
parties. D’un côté, les pays producteurs de matières premières, et de l’autre, les
nations productrices des produits finis. Le marché international se présente ainsi
comme un système dual, où tantôt les matières de base sont désavantagées par
rapport aux produits finis, et où tantôt il s’agit de la relation inverse. Il est, dès lors,
question dans le premier cas de dégradation des termes de l’échange, et dans le
deuxième cas de renversement de ces mêmes termes. Par conséquent, dans cette
version la théorie des termes de l’échange apparaît comme une théorie de la
formation des prix.
Cela étant signalé, il convient de rappeler que pour les classiques, la formation
des prix et des valeurs est conditionnée au niveau universel par une seule et même
loi. Comme nous venons de le voir pour les uns il s’agit de la loi de la valeur-travail,
tandis que pour les autres il s’agit de la loi de l’offre et de la demande. De plus pour
eux cette loi unique est susceptible d’expliquer non seulement la valeur des
marchandises, mais aussi celle du travail et de la monnaie.
De sorte que la volonté d’universalité propre à la théorie classique, se voit de
notre temps remplacée par une théorie à la fois parcellaire, dualiste et arbitraire. Elle
est parcellaire parce qu’elle ne se réfère qu’à la valeur des marchandises, excluant
ainsi la valeur du travail et de la monnaie. Elle est, par la suite, dualiste parce qu’il y
a d’un côté les pays qui produisent les produits finis et de l’autre ceux qui produisent
des matières premières. Enfin, cette théorie est arbitraire pour deux raisons très
différentes : premièrement, parce qu’elle n’est pas le résultat des mécanismes
objectifs, mais plutôt des rapports de force. Deuxièmement, parce que dans ce
rapport il n’y a pas un côté nécessairement déterminant. On affirme, en effet, que
c’est tantôt l’un, tantôt l’autre, donc, soit la dégradation, soit le renversement des
termes de l’échange.
Mais le côté arbitraire et non-concret de cette théorie se manifeste dans le fait
qu’elle s’appuie sur une hypothèse totalement problématique. Plus précisément la
thèse selon laquelle le monde se trouve divisé en deux parties. La différence entre
l’une et l’autre étant conditionnée par l’existence de richesses au niveau du sol et du
sous-sol. De sorte que les pays qui ont ces richesses ne connaissent pas le
développement, tandis que ceux qui ne les ont pas sont des réalités industrialisées.
Conçu de ce point de vue, il apparaît clairement qu’il y a à la base du
phénomène de la croissance et de son contraire un déterminisme naturaliste. De plus
lorsqu’on regarde de plus près cette problématique, on se rend compte du fait que
cette thèse, ne correspond pas à la réalité et ceci à cause du fait que les premiers
producteurs de matières de base – du sol et du sous-sol -, sont par ordre
d’importance trois pays industrialisés : les États-Unis, le Canada et l’Australie. Par
contre dans le sens contraire les trois pays les plus importants du tiers monde, de par
leur poids démographique – l’Inde, le Pakistan et le Bengladesh – ont très peu de
matières premières.
Cette sorte de perte de réalité à partir de la simple constatation de l’effectivité
immédiate du monde, se manifeste aussi, comme nous venons de le signaler, dans
l’analyse des mécanismes qui conditionnent la formation des prix au niveau
international. C’est ainsi qu’à partir de la thèse dite dégradationniste, il est
couramment affirmé – pour ce qui est de la formation des prix des produits
tropicaux, comme le café ou le cacao -, que les prix sont fixés par les pays
consommateurs et que les pays producteurs n’y participent en aucune manière…
Or, dans la réalité nous avons affaire, dans ce cas, à une manifestation de la loi des
contraires. Donc, à un mécanisme régulateur d’ordre englobant, où les contraires
sont précisément la production et la consommation. De sorte qu’il résulte curieux de
soutenir que seul un des côtés participe à la régulation de l’ensemble.
2) De la formation et du développement du capital
Comme nous l’avons signalé dans les remarques préliminaires à ce chapitre, le
concept de capital a été tout au long de son histoire l’objet d’un culte naïf, ou du
simple rejet. Très souvent la théorie économique s’est posée la question de savoir
comment expliquer son apparition. C’est ainsi qu’on a pu soutenir que le capital fut
dans son apparition le fruit du pillage impérial. Nous trouvons cette thèse
particulièrement chez ceux qui se sont opposés à la manifestation de ce phénomène
capitaliste. Comme Marx, Proudhon, Bakounine et ceux qui se sont réclamés d’eux.
Nous trouvons cette identification entre pillage et capitalisation dans une version
moderne, chez Paul Baran. Sa thèse sur l’extorsion du surplus économique, comme
fondement de l’accumulation du capital à l’échelle internationale, fut reprise à la fin
des années soixante par Gunder-Franck. Cette version de l’accumulation historique
du capital est encore de nos jours, très en vogue en Amérique Latine. Elle fut, en
outre, popularisée en Afrique par Samir Amin pendant les années soixante-dix.
En effet selon cette vision de l’histoire économique, le passage de la société précapitaliste
à la société capitaliste, fut conditionnée précisément par le pillage du
surplus-économique des communautés dominées, par les nations conquérantes.
Pour saisir la nature de cet événement il faut tenir compte du fait que pour ces
théoriciens, toute communauté sociale est obligée de produire au-delà de ce qu’elle
consomme. Il apparaît alors un excédent, qui permet à ces communautés de
continuer à se reproduire. C’est cet excédent que Baran appelle le surpluséconomique.
Ce surplus permet précisément, à ces communautés, de s’autoproduire
et de s’affirmer dans leurs propres valeurs. Cette affirmation a donné lieu à des
investissements improductifs dans le cas des sociétés précapitalistes et à des
investissements productifs dans les structures capitalistes.
Cela dit, le passage de l’un à l’autre de ces moments est, toujours selon ces
théoriciens, médiatisé par une sur-accumulation médiatisée par le pillage. En
l’occurrence le pillage colonial. La conquête et la colonisation de l’Amérique sont,
précisément, les événements qui donnent lieu au phénomène de la suraccumulation.
De là se dégage l’accumulation rationnelle, qui donne lieu à la
croissance économique.
Cette thèse de l’accumulation élargie s’avère problématique pour deux raisons
essentielles. La première étant le fait que les événements ne coïncident pas du point
de vue historique. Deuxièmement, à cause de cette identification de pillage et
capitalisation. Pour ce qui est ce dernier point, il convient de rappeler que les pillages
produits par les entreprises conquérantes ne datent pas du seizième siècle. Nous
constatons, en effet, que jusqu’à nos jours les guerres et les conquêtes ont été
accompagnées de pillages. Dans le passé historique des sociétés précapitalistes, ce
phénomène – cas de Rome, par exemple – n’a jamais sécrété l’accumulation élargie :
la capitalisation. De sorte que nous pouvons soutenir que pillage et capitalisation
sont deux phénomènes différents. – Les cas de l’Espagne et du Portugal pendant le
seizième siècle, sont à ce niveau-là deux exemples particulièrement pertinents. Voilà
deux sociétés qui ont, à cette époque-là, pillé à grande échelle, sans que une telle
pratique ait eu comme résultat l’accumulation élargie. Pour sa part Gunder-Franck
pense, à ce propos, que si l’Espagne n’a pas connu ce phénomène, c’est dû au fait
qu’elle était à son tour exploitée par les Pays-Bas. Or, nous savons qu’à cette époque
les Provinces- Unies, étaient sous le protectorat de la couronne espagnole. De plus, à
partir de 1567 c’est précisément la guerre de libération de ces Provinces contre
l’Espagne.
Par conséquent il résulte problématique de soutenir que l’accumulation élargie
fut le résultat du pillage de l’Amérique, d’une partie de l’Afrique et de l’Asie par les
puissances ibériques, tout au long du seizième siècle. Certes, la première partie de ce
siècle fut une époque d’abondance. Mais, à partir de 1560 commencent non
seulement les guerres de religion, mais aussi l’étouffement contre réformiste de
l’Italie. Pour être plus précis, il faut rappeler que c’est précisément à cette époque
que se produit l’effondrement de deux grands pôles économiques – Anvers et les
autres villes de Flandres, et les villes commerçantes du nord de l’Italie – de la
renaissance et de la pré-renaissance.
C’est pour ces raisons que nous disons que la thèse de Gunder-Franck ne
coïncide pas avec les événements historiques. En effet, si cette thèse avait coïncidé
avec la réalité historique il est évident qu’on aurait dû constater une croissance
économique très significative à partir de la deuxième moitié du seizième siècle. Ce
qui n’est pas le cas. En effet, à partir de 1560 l’Europe occidentale va connaître un
cycle d’appauvrissement généralisé, dit cycle B. L’Espagne pour sa part va
commencer, pendant cette période, a expérimenté le même phénomène. Les
manifestations les plus significatives de cet événement, furent les banqueroutes de la
couronne espagnole, de 1557, 1571, et 1575. L’intégration de la couronne portugaise
avec l’ensemble de ces colonies à partir de 1580, n’a pas empêché ce processus
d’appauvrissement. Lequel va se transformer très vite en décadence.
Cela étant constaté, il s’avère nécessaire d’analyser la dimension historique
concrète de l’avènement du capital. Mais avant de passer à cette analyse il convient
de se poser la question de savoir dans quelle mesure la thèse marxiste de la catégorie
du profit est susceptible d’expliquer l’apparition du capital.
Rappelons, en effet, que pour Marx la catégorie du profit est la source de la
formation du capital. Cette catégorie, constate t-il, va surgir avec la monnaie et le
marché. C’est ainsi que le marchand achète une quantité de biens à une valeur X et
les vend en faisant un profit à X’. Ce qui nous donne dans la formule classique de
Marx que l’argent (A) se transforme en marchandises (M), lesquelles se
transforment à leur tour en une somme d’argent plus importante que celle qui se
trouvait au point de départ (A’). Nous avons ainsi l’équation A-M-A’, qui est censée
être la formulation de l’avènement du capital.
Quoi que cette équation soit très suggestive, de par sa simplicité même, elle pose
tout de même des problèmes très importants. En effet tous les historiens de
l’économie sont d’accord pour constater que le profit apparaît avec le marché. Dès
lors, il est légitime de savoir comment le capital n’est pas apparu d’une manière plus
ou moins simultanée. Car, lorsque nous disons qu’un phénomène est l’effet d’une
cause, nous supposons en même temps que l’apparition de la cause ne peut pas être
très distante de celle de son effet. Or, en l’occurrence nous avons affaire à une
différence dans le temps de plus de vingt deux siècles. Comment expliquer alors, une
telle séparation entre la cause et son effet?
Cela étant signalé, il est évident que la monnaie et le profit sont deux éléments
indispensables à l’accumulation élargie, mais ils ne sont pas les seuls. Ces facteurs
par eux mêmes ne peuvent donner que la dimension simple du marché. Il s’avère
dès lors nécessaire d’aller plus loin dans la recherche du phénomène qui nous
intéresse. L’Histoire économique et sociale du Monde130 nous permet précisément de
trouver les moments concrets de ce processus. Dans ce qui suit nous nous inspirons
de cette recherche. Tout indique, en effet, que les conditions de la capitalisation sont
le résultat: 1) du dépassement de l’interdit du prêt avec intérêt, et 2) de l’apparition
d’une société civile largement individualisé.
En ce qui concerne le premier point, il se produit en 1658, lorsque les États
d’Hollande déclarent ne plus être concernés par l’interdit du prêt avec intérêts. Ce
phénomène va se répercuter en Angleterre peu avant la « Glorius Revolution « en
1688-1689. En effet, dans l’Angleterre de l’époque le phénomène de
l’individualisation venait de se produire avec l’Habeas Corpus Act, de 1679, par
lequel l’État reconnaissait et garantissait la liberté des individus.
De sorte que la fin de l’interdit du prêt avec intérêts va se réaliser, dans ces
conditions, dans une société individualisée, où chacun est pour lui-même. C’est
précisément, cet ordre de la société civile qui va permettre la réalisation efficace du
dépassement de cet interdit. Nous allons assister alors, très vite, à l’apparition d’un
système bancaire, dit des « county banks ». Plus précisément au passage de la
pratique de l’accumulation simple, la thésaurisation, à la réalisation de
l’accumulation élargie.
129 Il conviendrait même de parler de moyenne pondérée du jour J.
En d’autres termes, le dépassement de l’accumulation simple, va permettre
l’apparition de l’épargne. Ce qui va donner lieu au crédit et à l’investissement. – Il est
à remarquer que nous avons affaire, dans ces circonstances, à l’existence d’un
système bancaire de petites institutions, où le crédit était accordé, contre
hypothèque, en vue de l’investissement productif, La création de la Banque
d’Angleterre, en 1694, ne va rien changer à la logique ni au mode de
fonctionnement de ce système, car elle était et va rester, jusqu’au Peel’s Act de 1844,
une banque comme une autre. De plus, c’est au sein de ce système que va
apparaître, de sa formation, le papier monnaie. Chaque banque étant alors un
système de dépôt et d’émission. Ceci veut dire que les banques émettaient des billets
pour rémunérer les dépôts en or. Le crédit lui-même étant accordé en papier, cela
faisait que le papier-monnaie va circuler à la place des réserves métalliques. La
garantie-or du papier-bancaire – billets + lettres commerciales et de change -, sera,
dans ces conditions, le principe régulateur de ce système. Par conséquent, un
rapport quantitatif maximal entre la base or et la vitesse de circulation exprimée en
papier bancaire.
Notons aussi que ce système bancaire se différencie radicalement du système
bancaire, italien en particulier, de la renaissance et de la pré-renaissance. Il s’agissait
alors de grandes fortunes, dont l’institution avait pour rôle d’assurer le change131 et
les transferts des fonds grâce à un système de filiales et de la circulation des « lettere
di pagamento ». Ce système, comme on le sait pratiquait le crédit, mais il était
accordé uniquement aux gens puissants, principalement aux rois, en échange de
privilèges, comme récolte d’impôts, exploitation de mines, etc., etc. Ce système va
disparaître, comme on le sait, après la décision ferme du Concile de Trente132
d’imposer l’interdit du prêt avec intérêt.
131 Cette fonction était assuré par des lombards, – des vrais ou des tenus pour tels.
132 Lequel prend fin en 1563.
Il faut, dès lors, garder présent à l’esprit que la capitalisation surgit avec
l’apparition de l’épargne. Laquelle implique d’une part le dépassement de la
thésaurisation en tant que pratique dominante, et présuppose de l’autre le crédit. Or,
comme nous l’avons souligné un peu plus haut ce crédit va s’objectiver dans
l’investissement. Lequel va se concrétiser, en peu de temps, dans le machinisme.
Donc dans la révolution industrielle, autour de 1700.
Vu de ce point de vue, la capitalisation se présente comme la manifestation de la
logique supérieure de la monnaie. Bien évidemment un tel événement n’aurait pu se
produire sans cette base sociologique qu’est le phénomène de l’individualisation
généralisée. Ce n’est donc pas un hasard, si ce phénomène va se produire en
Angleterre et non pas en Hollande, où le dépassement de l’interdit du prêt avec
intérêts s’est concrétisé avec antériorité. – Il ne s’agit pas, dès lors, de considérer que
le seul dépassement de cet interdit est la condition de la capitalisation. Il faut
rappeler, à ce propos, que la pratique du prêt fut très courante dans la Rome
républicaine et pré-républicaine133 et que cela n’a pas permis l’apparition du
processus de la capitalisation.
Cela étant dit, il est indispensable de retenir134 que l’épargne est, précisément, le
processus par lequel la monnaie, stérilisée par la thésaurisation, devient une masse
monétaire avec un niveau d’efficacité de plus en plus élevé. C’est ainsi que le stock
de l’épargne se transforme en base bancaire, laquelle va être multipliée grâce au
crédit. En effet, de par sa fonction, le crédit doit être perçu comme un multiplicateur
de la base monétaire. Le taux de crédit étant le grand régulateur de la vitesse de
circulation de la monnaie. – Il est à remarquer, à ce propos, que la conscience claire
de ce phénomène ne se produira concrètement qu’à l’époque moderne. Certes, nous
trouvons déjà des éléments très importants de conscience, de l’importance du crédit,
chez Locke et chez Hume.
133 Le taux de crédit légal fut dès lors régulé par la loi Licino-Sexistas de 366 A.C.
134 Il faut rappeler, à ce propos, que la confusion autour de cette problématique est très grande.
Comme nous allons le voir135, dans le système classique l’épargne était encore
étroitement liée à la thésaurisation. Le flux (épargne) et le reflux (thésaurisation)
étaient conditionnés par les cycles économiques, de sorte que le niveau
d’investissement était conditionné par l’importance de l’épargne. Ceci, a donné la
thèse selon laquelle le volume de l’investissement dépend du niveau de l’épargne.
Plus précisément, que l’investissement est égal à l’importance de l’épargne.
Remarquons que cette thèse est encore défendue par Keynes. C’est ainsi qu’il
nous dit que : « le montant de l’épargne résulte du comportement collectif des
consommateurs individuels et le montant de l’investissement du comportement
collectif des entrepreneurs individuels, ces deux montants sont nécessairement égaux
puisque chacun d’eux est égal à l’excès du revenu sur la consommation »136.
Retenons que pour Keynes le montant de l’investissement est égal au montant
de l’épargne. Cette thèse le mène à formuler les équations suivante : « Revenu =
valeur de la production = consommation + investissement. Épargne = revenu –
consommation. Donc, épargne = investissement. »137.
135 Voir à ce propos le chapitre II-3 et II-5.
136 Théorie Générale, P.B.P, Paris, 1971, p.83.
137 Ibidem
Cette équation de l’équivalence de la quantité d’épargne et du volume de
l’investissement est, en réalité, une formulation trop rigide par rapport à la
problématique dont il s’agissait. D’une manière générale, les classiques pensaient en
terme de rapport entre le niveau de l’épargne et le niveau de l’investissement. Ceci,
dans le sens que ce dernier dépendait du premier. Il est, en effet, problématique de
soutenir, comme le fait Keynes, que le montant de l’un est équivalent à l’autre. Dans
la réalité il s’agit d’un rapport différent.
En effet, dans le règne de l’étalon or138 le volume de l’investissement139 n’est pas
égal au volume de l’épargne. Il s’agit, pour nous, bien plutôt de l’équivalence
suivante : L’investissement est égal au niveau de l’épargne, activé par le volume du
crédit. En effet n’oublions : 1) que l’épargne n’est que la base monétaire, et 2) que le
crédit est un multiplicateur de cette base. De sorte que le niveau de l’investissement
est conditionné non seulement par le volume de l’épargne, mais aussi par celui du
crédit.
C’est justement pour cette raison qu’on peut soutenir que l’équivalence entre
l’investissement et l’épargne ne peut exister à la rigueur que dans une structure
marchande non-capitaliste. C’est-à-dire dans un système où le crédit n’existe pas ou
ne joue pas le rôle qui est le sien: celui d’être un multiplicateur de la base monétaire.
Nous trouvons ce phénomène aux époques modernes, dans les pays sousdéveloppés.
Au sein de ces réalités, en effet, les possibilités de crédit sont absorbées
par le secteur improductif, par les besoins de financement des États140.
Cela dit, dans les pays développés du monde moderne le niveau
d’investissement ne dépend pas principalement du niveau de l’épargne, mais
d’autres facteurs comme le volume et le taux du crédit. Dans ce système, en effet, le
niveau de l’épargne joue un rôle moins important, car il n’y a pas de préférence
pour la liquidité. En d’autres termes, à la différence de l’époque classique, l’époque
dite Keynésienne141 ne connaît pas dans sa forme première le phénomène de
thésaurisation de la monnaie142. Ceci, essentiellement à cause du taux d’érosion
monétaire, qui tend à exister, même s’il est très faible.
138 Sous le règne du papier monnaie ce rapport est différent. Nous expliquons cette problématique
un peu plus loin.
139 Nous présupposons ici, pour faciliter l’analyse, une demande stable ou en progression
constante.
140 Ce qui veut dire que, dans ces conditions l’investissement est essentiellement le résultat de
l’autofinancement.
Cela fait, par conséquent, que dans ce système l’argent se trouve toujours dans
les circuits financiers. Ainsi, la base monétaire n’est pas menacée par un retrait
massif de liquidité. De plus, le système bancaire a toujours la possibilité de se refinancer
auprès de la Banque centrale. Laquelle dispose, en dernière instance – en
supposant la possibilité d’un manque brutal de liquidité – du pouvoir d’émission
monétaire.
Pour ces raisons nous disons que le niveau d’investissement ou de capitalisation
dépend, en économie moderne, du volume et du taux de crédit. En ce qui concerne
le crédit lui-même, il convient de rappeler que d’une manière générale le crédit était
lors de l’économie classique destiné à l’investissement, tandis qu’avec l’économie
moderne va apparaître, en plus, le crédit à la consommation, ou le crédit
personnalisé. Celui-ci pouvait exister à l’époque classique, mais sa source était
essentiellement hors marché, car le système bancaire était principalement
commercial et d’affaires.
141 Nous employons ce terme par convention. On emploi aussi le concept d’économie de
consommation. Dans le sens strict du terme ces concepts sont problématiques. Ceci non
seulement parce que Keynes n’a pas crée un système, mais aussi parce que toute économie est
de consommation. Le terme le plus convenable serait en fait celui d’économie
‘brettonwoodsienne ».
142 Ce phénomène va apparaître avec la déflation qui se développer actuellement, surtout au Japon
depuis 1992. Donc avec la négation de l’inflation. Voir à ce propos le Tome III de cette
Introduction.
Cela étant dit, passons à la problématique du volume de crédit. Nous traiterons
par la suite la catégorie des taux de crédit. En ce qui concerne le volume du crédit, il
est important de signaler qu’il était peu important à l’époque classique. Pendant
cette période il convient de distinguer, pour ce qui est de ce phénomène, deux
moments essentiels, comme nous l’avons signalé au chapitre précédent. Rappelons
que les deux moments en question trouvent leur séparation avec la loi de Peel de
1844. Il y a ainsi l’avant et l’après cette loi du Premier ministre anglais d’alors. La
période d’avant se caractérise par un volume de crédit très faible, à cause de
l’insécurité sécrétée par un système bancaire où chaque banque émettait sa propre
monnaie. Tout indique que ce volume s’est accru après 1844, lorsque les banques
centrales assument le monopole de l’émission monétaire.
Mais, c’est surtout à l’époque moderne que le volume du crédit connaît un
développement très important. En d’autres termes le volume des engagements, du
système bancaire, par rapport à la base monétaire, est chaque fois plus important.
C’est précisément pour éviter un dérapage au niveau du système du crédit
international, que la Banque des Règlements Internationaux (BRI)143 a adopté en
1987 le principe d’un ratio de solvabilité de 8%144.
C’est-à-dire que les banques doivent disposer d’un capital au moins égal à 8% de
leurs engagements. – Il est à remarquer à ce propos que, en ce qui concerne le
rapport de la BRI, il est question du capital des banques et non pas de leur base
monétaire145. Ceci signifie que celle-ci ne peut qu’être très inférieure au ratio en
question. Il faut noter aussi que ce ratio est réservé aux banques à vocation
internationale, donc aux grandes banques des pays développés. Il ne demeure pas
moins que ce ratio nous donne une idée du niveau d’engagement du système
bancaire moderne.
143 Organisme bancaire international résidant à Bâle.
144 Dit Ratio Cooke, du nom de son président, sous-gouverneur de la Banque d’Angleterre.
145 Donc, du ratio de liquidité.
Pour ce qui est du taux de crédit, nous avons déjà montré, dans le chapitre
précédent, I’importance de cette catégorie dans le processus de capitalisation. C’est
le taux de crédit qui détermine le taux réel de rentabilité du capital. La moyenne de
ce dernier taux se situe, d’après ce qu’il semble, au tour de 12%. Donc si nous
réfléchissons à partir d’une monnaie totalement stable, et si nous voulons connaître
la rentabilité moyenne réelle des entreprises d’un pays, nous devons déduire le taux
de crédit moyen à l’investissement du taux de rentabilité moyenne. Par conséquent,
les entreprises sont pénalisées lorsque le taux moyen de crédit à l’investissement est
supérieur à 5%, tandis que dans le cas contraire nous avons affaire à une situation
favorable pour l’ensemble d’une économie nationale.
Ainsi, lorsque le taux réel du crédit à l’investissement est très élevé – mettons au delà
de 10% -, nous avons affaire à une économie qui souffre de la paralysie. Dans
ces conditions, ne subsistent au bout d’un certain temps que les entreprises qui ont
un taux de rentabilité supérieur à la moyenne, ou celles qui sont en situation de
monopole de fait ou de droit. Dès lors, la propension à l’investissement paraît
s’évanouir et lorsqu’elle existe, le taux de faillite est supérieur au taux de survie. – De
ce point de vue-là, on peut concevoir le système de la croissance146, comme un
organisme vivant qui connaît, précisément la même logique. Bien sûr dans un tel
organisme la santé implique, par conséquent, que le taux de renouvellement et de
survie des cellules soit supérieur à leur taux de mortalité.
Cela étant dit revenons à la problématique du rapport entre le taux de crédit et
le taux de rentabilité du capital. Tout indique, en effet, que nous avons affaire-là à
deux variables d’ordre structurel. En effet, le taux réel moyen de l’une et de l’autre,
de ces variables, est le même en système classique que sous le règne du papier
monnaie. Dans le système inflationniste, ces variables doivent être déflatées du taux
d’inflation. Par conséquent dans une société où le taux d’inflation est de 5%, la
première catégorie se situe nominalement à 10%, tandis que la deuxième se situe à
17%.Ainsi le taux réel de la première catégorie est de 5% et de 12% pour la
deuxième.
Il est, par conséquent, important de saisir le rôle des taux d’intérêts réels dans le
processus de la croissance économique. L’augmentation des taux réels alourdit la
charge des entreprises et tend à bloquer leur expansion. – On accorde plus
d’importance au taux d’inflation qu’au taux réel du crédit. Supposons à ce niveau
les conditions suivantes :
Taux d’inflation Taux de crédit moyen annuel
A 5% 18%
B 10% 18%
C 15% 18%
D’une manière générale on tend à considère actuellement que le contexte A est le
plus sain, tandis que le cas C serait le plus dégradé. Or, si nous tenons compte des
taux réels, on doit conclure que l’économie se trouvant dans la situation de type A
est pour ainsi dire freinée. L’économie B fonctionne plutôt en ralentissement, tandis
que l’économie C doit connaître une croissance importante.
146 Fonctionnant donc selon la loi du capital. Cette loi étant celle de l’investissement rentable.
Au vu de ce qui vient d’être dit, il s’avère que le processus de capitalisation se
trouve médiatisé par le crédit. Or, cette catégorie trouve sa propre régulation dans
les taux d’intérêts. Rappelons qu’à l’époque classique ces taux suivaient les
automatismes du marché, tandis que sous l’époque moderne l’État participe d’une
manière significative à la fixation de ce taux, donc dans le processus de capitalisation
lui-même. Mais les États peuvent de cette manière soit relancer les économies en
mettant à la disposition des entreprises, un crédit abondant et bon marché, soit les
freiner en réduisant le volume du crédit et en augmentant le loyer de l’argent.
Mais les États ne tirent pas toujours profit de ces possibilités. Soit parce que des
mécanismes structurels et/ou conventionnels bloquent toutes possibilités d’action,
soit parce que les responsables de l’économie n’ont pas une conscience claire de la
rationalité des mécanismes économiques. De ce point de vue, il faut comprendre que
le but de la raison, est la maîtrise des variables socio-économiques, afin de réaliser le
bien-être général.
Cette vision du processus de capitalisation peut paraître opaque à toute
conscience imprégnée de marxisme. Ce mouvement tend à être perçu à partir de
cette sensibilité, comme un processus tendant à l’accroissement des inégalités
sociales et des inégalités entre les nations. Or pour nous cette dérive qui semble
s’aggraver avec la crise actuelle, est bien plutôt le résultat de l’éclipse de la raison. À
savoir l’incapacité par les temps qui courent de produire des ordres institutionnels –
sur le plan des nations147 comme au niveau international -, capables d’assurer et de
promouvoir le contenu rationnel des mécanismes de l’économie.
147 C’est le cas pour la presque totalité des nations existants actuellement.
En effet, de notre point de vue le processus de capitalisation est bien une
manifestation concrète du devenir rationnel du monde. La substance rationnelle et
éthique du monde s’objective à travers le droit, l’économie et la politique. L’élévation
de inefficacité de la monnaie – réalisée avec le processus de capitalisation – à travers
le crédit, n’est que l’objectivation du contenu rationnel de la théorie économique. Or
ce phénomène n’a pu se produire qu’à l’intérieur d’un ordre donné. Le point de
départ de cet ordre, s’est avéré être précisément un niveau d’individualisation
suffisant. De plus, son développement présuppose et implique l’élévation du niveau
d’individualisation.
Ce n’est, d’ailleurs, pas un hasard si le développement du capitalisme se produit
en rapport avec le libéralisme et l’État de droit. En effet, au sens strict, du terme le
libéralisme veut dire que l’État reconnaît et garantit la liberté des individus, tandis
que le concept de l’État de droit implique le dépassement du pouvoir arbitraire. Ce
processus doit être perçu comme un mouvement d’ensemble, menant justement à la
création d’une communauté d’égaux vivant dans l’abondance.
De sorte qu’au sein de ce processus, l’élévation de l’efficacité de la monnaie, se
manifeste comme la condition indispensable de ce mouvement. La monnaie est un
produit de la raison instituante ; dès lors son développement ne peut être que le
résultat de l’élévation du niveau de rationalité. Mais cette raison ne peut s’objectiver
uniquement dans la monnaie, elle doit se manifester aussi dans l’ensemble des
ordres institutionnels qui conditionnent l’existence sociale et internationale.
Avant de terminer ce sous-chapitre, il faut notre que la souveraineté monétaire
est un moment essentiel du processus d’accomplissement, produit par la raison
pratique. Car la souveraineté monétaire permet à un État, conscient de la rationalité
dont il est l’objectivation, de conduire le processus de reproduction matérielle vers
l’optimalité de ses propres capacités, afin de produire le maximum d’efficacité de la
monnaie. Cela dit l’élévation d’efficacité de cet instrument passe nécessairement par
un taux marginal d’inflation. Pour cette raison nous disons que toute politique
récessioniste. De plus dans ces conditions la souveraineté monétaire cesse d’être
efficace. C’est ce que nous montre l’expérience monétaire actuelle (2001) du Japon et
cela depuis l’éclatement de la soi-disant bulle financière de 1992.
3) Les régulateurs marchands
Tout système, quel qu’il soit, tend à s’auto-reproduire, à s’auto-conserver et à
s’autoréguler. Au sens strict du terme, le concept d’autorégulation est la notion la
plus englobante de ces trois. En effet, un système en s’auto-reproduisant
s’autorégule, et puis, l’auto-conservation est une forme d’autorégulation.
Se pose, dès lors, la question de savoir quelle est la régulation englobante du
système marchand. Car ce mécanisme se manifeste nécessairement, comme on peut
aisément le comprendre, au niveau des structures particulières. – Mais, avant
d’analyser ce point, il convient de signaler que nous considérons ici la capitalisation,
comme un sous-ensemble du système du marché. En effet ce processus de
capitalisation est, en lui-même conditionné par les mécanismes du marché. Ceci est
vrai non seulement pour ce qui est des forces conditionnant la capitalisation ellemême,
mais aussi pour celles qui déterminent le marché monétaire.
De sorte qu’en nous posant la question du régulateur englobant, nous essayons
de comprendre quel est le mécanisme qui fait, par exemple, que la formation des
prix se manifeste comme un phénomène régulier. C’est-à-dire, concrètement que le
prix d’une marchandise donnée oscille, selon sa qualité, autour d’un prix moyen. En
d’autres termes, qu’il n’y a pas de différences considérables au sein d’un même
marché, pour un produit donné à qualité égale. Cela est vrai aussi pour ce qui est du
prix du travail et encore plus vrai pour ce qui est de la valeur des monnaies.
Or cette régulation dans la formation des prix et de la valeur est une
manifestation, précisément, de cette capacité d’autorégulation du système
marchand en lui-même. Certes, quelques théoriciens ont considéré que cette
capacité n’existe pas dans l’économie capitaliste. Engels parlait, à ce propos,
d’anarchie du marché. Il faut dire que ce terme est particulièrement inadéquat. Car
un système incapable de s’autoréguler, n’est pas viable et ne pourrait pas s’auto144
conserver. Le côté anarchique est plutôt une apparence. C’est pour ainsi dire
l’immédiateté d’une telle réalité. Ainsi lorsque nous observons la réalité immédiate
les grands marchés, nous constatons que les gens s’agitent dans tous les sens. Ceci
est vrai dans un centre commercial comme les Halles actuelles de Paris, ou comme
lorsqu’il s’agit du grand marché de la ville de Bangkok, ou bien encore d’un souk de
l’Afrique du nord, pour ne prendre que quelques exemples précis, mais significatifs.
Or, tous ces va-et-vient d’apparence anarchiques, ne sont que la manifestation
d’un système, où la production destinée à satisfaire les besoins de la communauté
sociale, se réalise selon les mécanismes de l’échange élargi. En effet, le marché
médiatise, dans ces différentes structures, le rapport entre la production et la
consommation.
Pour la plupart, les classiques s’accordent pour dire que le mécanisme englobant
qui régule le marché n’est autre que le rapport entre l’offre et la demande. C’est, en
d’autres termes, une manifestation de la loi des contraires qui assure cette
régulation. Car toute régulation, quelle qu’elle soit, est la conséquence des forces
contraires. C’est ce rapport de forces contradictoires qui assure soit l’équilibre, soit le
mouvement de ré-équilibrement.
En ce qui concerne les paramètres essentiels du système marchand, il faut
remarquer que dans une structure simplement marchande, le rapport entre ces deux
forces est très équilibré, tandis que dans les sociétés capitalistes nous avons affaire à
un processus de déstructuration et de restructuration. Dans ce dernier cas, à cause
du phénomène de la croissance économique ou de l’accumulation du capital, il s’agit
d’un mouvement de ré-équilibrement constant.
Cela dit, il est hautement problématique de parler, en l’occurrence, de croissance
équilibrée. Ce concept est, en effet, antinomique, car la croissance est un phénomène
contraire à l’équilibre. La manifestation critique de ce processus a amené certains
théoriciens, à la suite de Schumpeter, à parler de destruction créatrice et ont souhaité
l’avènement d’un état stationnaire. Ce désir d’un devenir autre a été précisément la
conséquence du caractère chaotique du processus d’autorégulation du système en
lui-même. Le phénomène des crises, et particulièrement des crises dites structurelles,
a fait croire que les mécanismes d’autorégulation avaient cessé d’être viables. – Nous
étudions au chapitre 5 la problématique des crises. Ce qui nous intéresse ici, ce sont
les mécanismes de l’autorégulation immédiate en eux-mêmes. Car à côté de ces
mécanismes il convient de tenir compte, pour la manifestation temporelle de ce
système, de la dimension institutionnelle au sein de laquelle se concrétise le rapport
entre l’offre et la demande. De sorte qu’en plus des mécanismes de l’autorégulation
immédiate, il est nécessaire de tenir compte de la logique des institutions et des
formes d’interventions des puissances publiques.
Par conséquent la régulation, dont il est question ici, est celle qui se rapporte à
l’objectivité de l’offre et de la demande. Car la pratique économique est cette activité
de production de biens et services capables de satisfaire la demande solvable. Donc,
la demande médiatisée par la monnaie. En ce qui concerne la manifestation du
régulateur englobant, Smith nous avait fait remarquer qu’elle concerne non
seulement les flux des marchandises, mais aussi la capacité productive. En effet,
selon lui, il y a d’une part, le fait que la quantité de chaque marchandise mise sur le
marché se proportionne naturellement d’elle-même à la demande effective, et de
l’autre, le fait que la somme totale de l’industrie employée pour mettre sur le marché
une marchandise, se proportionne naturellement à la demande effective148.
Ce qui veut dire concrètement que chaque branche de la production de biens et
de services tend à employer la capacité nécessaire afin de mettre sur le marché ce
qui correspond à la demande effective. Remarquons que cette nécessité
d’adéquation de l’offre par rapport à la demande, est portée à son exigence
maximale par la nouvelle économie de l’entreprise. Il est question, en effet,
actuellement de zéro stock, ainsi que de zéro délai. C’est la théorie japonaise de : « ce
qu’il faut et juste à temps! ».
Cela dit, la logique de ce rapport entre l’offre et la demande se manifeste
concrètement de telle sorte que, dans tout secteur capitalistique, la production trouve
sa limite dans la demande effective. Le problème, à l’intérieur de ce système, n’est
pas de produire, mais de vendre. C’est la raison pour laquelle, la capacité productive
tend naturellement, comme le dit Smith, à être en adéquation avec la demande
effective.
148 Voir à ce propos – RdN, Livre 1, chap. V
On peut, à présent, se demander par quels mécanismes les facteurs travail et
capital monétaire tendent à se proportionner à la demande effective. La réponse la
plus simple est de dire que c’est la rentabilité du capital qui conditionne ces
mouvements. Mais, s’il est bien vrai que ce mécanisme est fondamental, il convient
de tenir compte du rôle de l’individualisation à l’intérieur de ce processus.
En ce qui concerne le travail, il est clair que le niveau de l’emploi dépend de
l’offre, et, par conséquent, de la capacité productive nécessaire à satisfaire une
demande donnée. Nous réfléchissons en général à cette problématique à partir de
l’horizon de l’économie nationale. Ce qui correspond au mode d’être de l’économie
classique. Par contre, dans les économies modernes, l’incidence du marché
international, qui est autrement plus importante que dans le système classique. Cela
fait, par conséquent, que dans le système ouvert que nous connaissons, une partie de
la demande interne tend à être satisfaite par l’offre internationale. Le déséquilibre –
la diminution du taux de couverture – se produit quand une économie nationale est
moins compétitive que celles avec lesquelles elle est en concurrence ouverte.
Mais si nous réfléchissons à partir de l’horizon des économies nationales, il
apparaît évident que la capacité productive employée est conditionnée par la
demande effective. De sorte que la diminution de cette demande, implique la
réduction de la capacité productive employée, par conséquent, la baisse de l’offre
d’emplois. Cette régulation est tout à fait automatique car les entreprises ne peuvent
maintenir des sureffectifs. En effet, comme l’avait signalé Smith la capacité
productive des biens et services tend à porter au marché la quantité précise pour
« suffire à la demande et rien de plus »149.
On tend à croire, en effet, que cette forme de régulation est une perversion des
mécanismes économiques. Or, à aucun moment on s’est demandé si la diminution
de la capacité productive employée, cause immédiate de l’offre d’emplois, était la
conséquence non pas des mécanismes objectifs, mais de l’ordre institutionnel où se
réalise une telle régulation, ou encore, de la politique économique de l’État. – Nous
étudions cette problématique dans le chapitre V, sur les crises économiques.
Gardons, toutefois, présent à l’esprit que la capacité productive employée
dépend de la demande effective, et c’est ce rapport qui conditionne la totalité. La
relation entre l’offre et la demande globale constitue le régulateur de l’ensemble. Or,
ce processus d’autorégulation conditionne à son tour l’allocation des facteurs travail
et capital monétaire.
149 Op. Cit. Idées/Gallimard, p-83
Nous venons de voir, en effet, que le niveau d’emploi dépend précisément du
rapport entre l’offre et la demande globale. Celle-ci est toutefois une régulation
totalisante. La régulation ponctuelle, quand à l’optimalité de l’allocation de ce
facteur, elle dépend de l’intérêt privé. Car, d’un côté, l’employeur cherche la
personne qu’il considère comme la plus adéquate pour le travail qu’il offre, et de
l’autre côté, comme dit Smith l’intérêt individuel porte chacun à chercher les
emplois avantageux, et à négliger ceux qui le sont moins.
De sorte que l’optimalité dans l’allocation du travail est, à son tour, conditionnée
par le mécanisme englobant de la loi des contraires. – Nous nous référons ici, bien
sûr, à un marché de l’emploi non perturbé par une logique étatiste, supprimant la
fluidité du marché et à imposer des rigidités propres à la logique nomemklaturiste.
Cette dernière crée des emplois fixes, non soumis au principe du marché, donc à la
concurrence pure. – Nous étudions cette problématique d’une façon plus précise au
chapitre IV, sur l’État et la société civile.
Cela étant signalé, passons à la problématique de l’allocation du capital
monétaire. Nous avons vu que le capital fixe, emploie sa capacité productive pour
satisfaire la demande effective. Lorsque nous parlons ici de capital monétaire, nous
nous référons à cette masse active en amont du capital fixe ou du capital objectivé,
dont la fonction est d’entretenir et d’accroître la capacité existante.
Il se pose, dès lors, la question de savoir : ce qui conditionne le développement de
cette partie du capital circulant qui consiste en monnaie. Pour A. Smith, l’intérêt
privé conditionne ce phénomène. En effet, selon lui, «chaque individu met sans
cesse tous ses efforts à chercher, pour tout le capital dont il peut disposer, l’emploi le
plus avantageux ; il est bien vrai que c’est son propre bénéfice qu’il a en vu, et non
celui de la société ; mais les soins qu’il se donne pour trouver son propre avantage
personnel le conduisent naturellement, ou plutôt nécessairement, à préférer
précisément ce genre d’emploi même qui se trouve être le plus avantageux à la
société150.
En effet c’est ce mécanisme du libre jeu de l’intérêt privé qui sécrète l’intérêt
général. Smith en parlant de ce rapport fait mention de la main invisible. Cette
puissance ne doit pas être considérée comme une sorte de transcendance, mais
plutôt comme la conséquence des mécanismes régulateurs. De sorte que l’intérêt
privé produit l’intérêt général par le biais de la capitalisation. Car la capitalisation
implique l’investissement productif. Donc, le développement de la capacité
productive en vue de satisfaire des besoins se manifestant dans le social. Dans ce
processus, l’individu qui investit cherche par tous les moyens à faire fructifier son
argent. Ce but ne peut être atteint que s’il le place dans les secteurs où les besoins de
capitalisation sont importants. Or, ces secteurs sont, précisément, ceux dont la
demande effective est en moyenne plus importante que dans les autres.
On peut expliquer cette problématique d’une manière différente. En effet, il
s’agit de constater le fait que dans toute économie les différents secteurs, branches,
voire unités simples, n’ont pas le même niveau de rentabilité. Il existe, en d’autres
termes, des entreprises qui fonctionnent mieux que d’autres. Ce niveau de
fonctionnement se manifeste clairement dans la rentabilité du capital. On peut dire
alors qu’il y a des entreprises qui sont plus rentables que les autres.
150 Op. Cit. p.252 et 253
Mais, avant de nous s’interroger sur le pourquoi de cette différence, nous devons
tenir compte du fait qu’il y a une rentabilité moyenne dans le social. De sorte qu’il y
a des entreprises dont la rentabilité se situe en dessous de cette moyenne, et d’autres
au-dessus. Cette différence est conditionnée par le simple fait qu’il y a des entreprises
qui écoulent mieux leur production que d’autres. Ce qui veut dire concrètement que
des entreprises enregistrent une demande très puissante de leur production, tandis
que d’autres se situent dans la situation contraire.
L’incidence du rapport entre l’offre et la demande au niveau des entreprises, fait
précisément qu’il y en a qui ont un taux de rentabilité supérieur aux autres. Ricardo
exprime cette problématique en disant que « c’est en raison de l’inégalité des profits
que les capitaux passent d’un emploi à un autre151.
Si nous réfléchissons cette problématique à partir de la bourse, nous pouvons
constater qu’il y a des valeurs dont les taux de bénéfices sont supérieurs à la
moyenne, et d’autres qui sont inférieurs. Nous pouvons, pour illustrer ces propos,
imaginer la situation suivante. Supposons, en effet, que trois entreprises cotées en
bourse permettent la réalisation d’un taux de bénéfice annuel de l’ordre suivant :
A=20%, B=12%, C=7%.
Si nous essayons de comprendre la situation de ces trois entreprises à partir de la
loi du marché, nous pouvons dire qu’A est en sous-production, que B est en
équilibre, tandis que C est en surproduction. Bien évidemment, notre boursier ne va
pas réfléchir la situation à partir de ces données. Il va tout simplement constater le
fait de l’inégalité des profits, comme le signale Ricardo. Son intérêt, la recherche du
plus haut profit, va le pousser à se dégager de C, pour investir en A. En agissant de
la sorte, il joue un rôle régulateur, ou, plus plutôt il est une manifestation de la
puissance régulatrice du marché.
151 Principes de l’économie Politique, Calmann-Levy, Paris, p.89.
Il est clair, toutefois, que l’afflux des capitaux vers A va faire en sorte que cette
entreprise (secteur ou branche), va très vite se trouver en équilibre – passer, par
exemple, à la position de B -, ou se retrouver tout simplement dans une situation de
surproduction. Ainsi la différence dans le taux de rentabilité du capital, permet sa
circulation. C’est son déplacement des secteurs sur-capitalisés, vers ceux qui se
trouvent dans la situation contraire qui se produit. Ce mécanisme régulateur,
comme nous venons de le voir, est la manifestation de l’autorégulation du marché
en lui-même. Bien sûr ce même mécanisme peut pousser à la sortie des capitaux
d’un pays donné, vers les autres. Ce mouvement de capital sur le plan international
peut être le résultat soit de la surabondance des capitaux dans un pays, soit de
l’incapacité qu’a le capital à s’y fructifier. Dans le premier cas, nous avons affaire à
l’enrichissement et à l’affirmation d’une nation en elle-même, tandis que dans le
deuxième cas il s’agit d’une fuite des capitaux.
Si nous observons la réalité actuelle, nous constatons que des pays comme le
Japon et l’Allemagne se trouvent dans le premier cas, tandis que les pays du tiersmonde
se trouvent dans le deuxième. De ce point de vue on nous constatons que les
nations riches sont celles qui s’accordent aux mécanismes régulateurs du marché,
tandis que les pays pauvres sont ceux dont leur ordre institutionnel est en
contradiction avec ces mécanismes. – Nous approfondissons cette problématique au
chapitre suivant.
Mais il est important de souligner, en ce qui concerne les mécanismes
d’autorégulation, que le rapport entre l’offre et la demande globale se manifeste en
sens contraire selon qu’il s’agisse de marchandise ou de monnaie. Au niveau de la
marchandise nous avons déjà signalé le fait qu’au niveau global, l’offre est toujours
plus importante que la demande. Ce hiatus entre un côté et l’autre était plus
important dans le système classique, qu’il l’est dans le système moderne.
En effet en système classique la surpuissance de la capacité productive était
conditionnée d’une part, par l’existence même de l’accumulation élargie (le crédit)
au niveau de l’investissement, et de l’autre, par l’inélasticité de la demande globale.
Cette inélasticité avait sa source dans l’or comme étalon. Lequel non seulement avait
une masse limitée, mais connaissait aussi le phénomène de la préférence pour la
liquidité (la thésaurisation)152. Cette différence, remarquons-le, n’est pas aussi
importante dans le système actuel à cause d’une part, du fait que le crédit existe
aussi bien du côté de l’offre que de la demande (consommation), et de l’autre, par le
fait même de l’absence de préférence pour la liquidité. Nous avons ainsi affaire en
système moderne à une structure plus cohérente, moins déstabilisable, permettant
d’expliquer la célèbre période des Trente Glorieuses.
Mais indépendamment de cette réduction du hiatus entre l’offre et la demande
globale de biens et services, nous avons toujours affaire à un système, où la capacité
productive employée tend à être, en général, moins importante que la capacité
effective. En d’autres termes, la capacité effective tend à se trouver d’une manière
générale, dans la capacité de faire face à toute augmentation de la demande. De
toutes les manières dans ce système le problème n’est pas de produire, mais de
vendre. Nous constatons, à notre époque cette capacité extraordinaire de
production, dans le simple fait que l’industrie est capable de saturer, avec de
nouveaux produits, le marché international en peu de temps.
Il convient maintenant de mettre en relation la forme du rapport offre et
demande globale, avec celle qui se manifeste au niveau de la monnaie. En effet, à ce
niveau-là, nous avons affaire à un rapport inverse à celui du marché des biens et
services. Plus précisément, au niveau de la monnaie la demande est toujours plus
importante que l’offre. Ceci à cause du fait que tout le monde, pour ainsi dire,
cherche à obtenir de la monnaie, soit en vue d’investir, soit en vue de consommer. –
Il est important de comprendre que la monnaie donne accès aux biens du monde.
152 À l’époque où nous écrivions ce texte, 1991, ce phénomène n’existait qu’au niveau international
avec le dollar. Depuis 1997, nous assistons à un mouvement déflationniste. C’est surtout au
Japon que ce problème se produit actuellement, 1999. Nous y constatons une tendance à la
thésaurisation des yens, inconcevable auparavant.
Seuls les repus peuvent se permettre le luxe de dédaigner la monnaie. C’est eux, en
tout cas, gavés toute leur vie durant, expriment leur dégoût en méprisant la
monnaie. Cette attitude ne peut certes pas venir de ceux qui n’ont connu et ne
connaissent que le besoin.
Cela dit, en ce qui concerne l’offre globale de la monnaie, dans le monde
moderne, il convient d’y inclure non seulement l’offre de crédit, mais aussi sa
production : le rythme d’émission monétaire. Ces paramètres trouvent leurs limites
très rapidement, dans la mesure où le rythme d’émission monétaire ne peut se
développer d’une manière trop importante sans qu’un tel accroissement n’ait une
incidence dans l’efficacité de cet instrument nécessaire à l’échange et à la
reproduction élargie, comme est l’oxygène à la vie.
Quoi qu’il en soit il est évident que les marges de manoeuvre, de ce côté-là, bien
qu’étroites sont pourtant significatives. En tout cas, il est clair que la monnaie ne
peut pas être totalement en surabondance, car un tel phénomène implique la perte
de sa valeur à l’infini. Ainsi, du côté monétaire la demande trouve sa limite dans
l’offre.
Nous avons affaire, dès lors, au niveau monétaire à un rapport offre-demande
global qui fonctionne en sens inverse à celui de la marchandise. Par conséquent, le
mécanisme de la régulation englobante, ou loi des contraires, se manifeste à deux
niveaux différents. La forme de la contradiction étant différente dans les deux cas.
Ce qui implique un rapport contradictoire entre ces niveaux, l’un par rapport à
l’autre. Or, c’est précisément cette double manifestation de la loi des contraires, dans
sa manifestation contradictoire, qui assure l’autorégulation du système lui-même.
4) Marché et entreprise
L’entreprise telle que nous la connaissons est le produit d’un long
développement, qui lequel commence, précisément, avec l’objectivation du capital.
Plus exactement, avec l’investissement destiné à une production dans une échelle
chaque fois plus importante. L’objectivation de ce phénomène, se manifeste tout
d’abord au sein de la production, pour s’extérioriser par la suite dans le domaine des
intermédiaires (transport, distribution, commercialisation, etc.) et de la vente.
Pour la production, le processus de capitalisation implique le passage du
système domestique au système de la fabrique153. Le système domestique
correspond à l’économie artisanale et trouve sa plus haute expression dans le
système à façon154. Selon la logique de ce système, un marchand distribuait du
travail chez les particuliers. Ce travail était payé à la façon. – Il convient de rappeler
que ce système de production va se développer particulièrement dans les villes
italiennes et dans la région de Flandre, à l’époque de la pré-renaissance et de la
renaissance. Donc, « grosso-modo » de 1070 à 1563. Cependant il ne faut pas
confondre ce système avec celui des manufactures royales, qui se seraient
développées tout d’abord au sein de l’Empire Ottoman, pour être repris par la suite
par la France de l’Ancien Régime sous Colbert notamment et par la Russie, avec
Pierre le Grand. Au sens strict du terme, le système des manufactures royales ne
pouvait se développer qu’à l’intérieur d’un système despotique. En effet dans ces
unités économiques, les travailleurs étaient attachés à la manufacture, comme les
paysans l’étaient à la glèbe. Ceci n’était pas le cas du «Verlagsystem », pour la
simple raison qu’au sein de ce rapport le travailleur ne dépendait pas juridiquement
du marchand. De sorte qu’en ce qui concerne le statut de la force de travail, nous
avons affaire d’un côté, à une main d’oeuvre servile, et de l’autre à une main
d’oeuvre libre.
153 ‘Fabric system.’
154 Le ‘ Verlagsystem’, sur lequel Fernand Braudel a attiré beaucoup l’attention.
Nous avons signalé, déjà à ce propos que cette liberté, ou niveau minimal
d’individualisation, est une des conditions du processus de capitalisation. Cette
condition institutionnelle fut déjà remarquée par A. Smith. De sorte que
l’individualisation plus le crédit, va permettre le passage du système domestique au
système de la fabrique, au capitalisme.
Bien évidemment, le niveau d’individualisation dans lequel se développe le
système de la fabrique, n’est pas très élevé par rapport à celui que nous connaissons
actuellement. À l’époque la dualité sociale était très accentuée. Le système du
suffrage censitaire en était la manifestation la plus concrète. Ou pour suivre
l’expression de Sieyès, il y avait d’un côté, des citoyens actifs, et de l’autre, des
citoyens passifs. En effet, pour l’Abbé de Sieyès, la grande Majorité des hommes ne
sont que des machines à travailler.
Cette vision des différences dans la communauté sociale, reflète bien l’ordre des
entreprises à l’époque classique. On avait affaire alors essentiellement à des
entreprises à capital familial. De sorte que les subordonnés étaient traités soit d’une
manière paternaliste, soit d’une manière despotique. Les ouvriers étaient, en tout
cas, considérés comme de simples instruments de production. Leur rôle, au sein de
l’entreprise était (disait-on), celui de travailler et non pas de penser. Cette perception
instrumentalisante du travailleur, trouve son point culminant avec le taylorisme. Le
promoteur de l’organisation dite scientifique du travail, considéra que la spécialité
est la plus grande source d’efficacité dans le travail. La surveillance des rendements
dans la production, étant le complément de cette politique ayant comme but
l’efficacité dans la production. Quoi que F.W. Taylor soit mort en 1915, sa
conception de l’organisation du travail va se développer surtout aux U.S.A. à partir
des années quarante.
Pour l’entreprise classique, rappelons d’une part, que l’intensité de la main
d’oeuvre était très importante, et que de l’autre, le principe de la spécialisation dans
la production était une stratégie dominante. En ce qui concerne le premier aspect
nous allons assister dès lors à une élévation très importante de ce que Marx appela la
composition organique du capital. C’est ainsi que la production en série va se
développer à partir de la première guerre mondiale. L’automation va, quant à elle,
commencer à se manifester à partir de la deuxième guerre mondiale. Enfin, c’est
avec la décennie des années quatre-vingts que l’automatisation commence à se
développer dans les entreprises. Nous allons pour ces raisons assister à un processus
d’intensification capitalistique et donc de diminution de la main-d’oeuvre employée
dans les entreprises. Ce mouvement peut être aussi décrit comme le passage, au sein
des entreprises, d’une main d’oeuvre surabondante, et non-qualifiée, à une main
d’oeuvre réduite et très qualifiée. Au niveau global ce processus va impliquer le fait
que la main d’oeuvre dégagée du secteur secondaire et primaire, va se placer dans le
secteur tertiaire. Nous n’appuyons pas ici la thèse, selon laquelle le développement
technologique provoque le chômage de masse comme l’a cru Marx. Il s’agit pour
nous, tout simplement de souligner la nature de ce processus. Qui explique, en
grande partie, le changement qui est en train de s’opérer, de nos jours, dans la
politique et la stratégie des entreprises.
Nous avons ainsi affaire, depuis le début du vingtième siècle, à un changement
dans le mode de production, qui après la production en série – apogée de la division
du travail remarquée par Smith – va se surmonter dans l’automation et
l’automatisation. Ces changements dans le mode de production, vont influer sur de
la forme de production elle-même. – Mais ces termes ne sont pas employés dans le
sens marxiste. En effet par mode de production nous voulons signaler le niveau
technique qui conditionne ce processus. Tandis que par forme de production nous
nous référons au cadre productif qui conditionne la stratégie de l’entreprise.
Cette définition nous permet précisément de passer au problème du principe de
la spécialisation qui conditionnait le système classique. En effet, à l’époque classique
et jusqu’aux années soixante la forme de la production était d’une manière
dominante celle de la spécialisation. Pendant cette période la grande production
était liée très souvent à la découverte d’un produit. De sorte que l’activité d’une
entreprise était liée au cycle vital du produit. Lequel tend à connaître trois moments
essentiels : une phase d’expansion, une de stagnation et enfin, une de déclin.
Cette forme de production est étroitement liée à l’économie de l’offre propre à
l’époque classique. Il faut rappeler, en effet, qu’à l’époque l’essentiel était de produire
; car, comme disait J.B. Say tout produit tend à trouver son propre consommateur,
par les mécanismes du marché. A la différence de cette conception, nous avons
affaire actuellement à une stratégie différente. À présent les entreprises se sentent
obligées de coller à la demande effective et de se diversifier, en vue de pouvoir mieux
supporter les variations de cette demande. Tout indique que cette différence dans la
stratégie des entreprises est, en partie, liée au phénomène du crédit. Rappelons, à ce
propos, qu’à l’époque classique le crédit à la consommation n’existait pas d’une
manière dominante. Comme c’est le cas actuellement.
Il convient aussi de tenir compte du fait que l’économie classique est encore
enfermée dans le cadre national. Ce qui n’est plus le cas actuellement. En effet,
depuis les années soixante, nous assistons à une ouverture chaque fois plus
importante des économies nationales. Ce processus se développe surtout à partir de
la naissance de l’économie moderne : les Accords de 1944. Nous allons, toutefois,
connaître une période de transition pendant laquelle les caractéristiques propres
dans la politique et la stratégie des entreprises de l’époque classique, vont se
maintenir. Ce n’est qu’avec les années quatre-vingts que nous allons assister à un
changement total dans ces domaines.
Ce changement, dans la politique et la stratégie des entreprises, se produit tout
d’abord aux États-Unis, pour se développer par la suite au Japon et s’étendre dans
tous les pays développés. Pour comprendre la nature de ce changement dans
l’économie de l’entreprise, il faut faire la différence entre la politique et la stratégie.
En effet, la politique renvoie aux individus, tandis que la stratégie se rapporte à la
technologie et aux flux matériels.
Tout indique que la politique des entreprises telles qu’IBM, Toyota, Siemens etc.
etc. – pour ne mentionner que quelques entreprises parmi les plus connues des trois
pays qui dominent l’économie internationale -, peut se résumer aux points suivants :
1) Le respect de l’individu.
2) La primauté du service rendu à ses clients, et
3) La formation du personnel155.
Pour le premier point, le respect de l’individu, il implique le fait que toute
personne est en tant que telle égale à une autre et que les différences ne se
manifestent que dans les capacités. Ce qu’implique du point de vue des entreprises
les points suivants :
1) Egalité des chances.
2) Système de rémunération au mérite.
155 Les deux premiers points correspondent à ce qu’on appelle en économie d’entreprise les Trois
principes d’IBM. Nous ne nous proposons pas dans ce sous-chapitre d’exposer les principes qui
sont censés guider la politique de telle ou telle grande entreprise, mais plutôt de systématiser
l’ensemble de cette vision. Laquelle est en opposition avec la politique qui a conditionné les
entreprises de l’époque précédente. C’est précisément, cette différence qu’il convient de souligner.
3) La critique constructive et la compétition sont encouragées.
4) Attirer et retenir les meilleurs collaborateurs, et
5) Favoriser la circulation des idées et des informations.
En ce qui concerne ces différents points, il est à remarquer que le premier
conditionne les suivants.
En effet une fois l’égalité des chances annoncée, comme principe pratique de la
politique de l’entreprise – qui découle du principe général : le respect de l’individu -,
il apparaît nécessairement le besoin de marquer les différences. Celle-ci ne peut venir
que de la capacité de chacun de contribuer au progrès de l’entreprise. Plus
précisément, à sa productivité et à sa compétitivité.
De là, la nécessité d’établir un système de rémunération au mérite, et, par
conséquent, d’attirer et retenir les meilleurs collaborateurs. – À ce propos, il convient
de souligner que le terme de collaborateur a pris une importance de premier ordre,
dans ce qui est convenu d’appeler l’entreprise du nouveau type. Un patron n’a pas
ainsi une secrétaire, mais une collaboratrice. De même pour les cadres de l’entreprise
les personnes qui travaillent sous ses ordres sont ses collaborateurs. – Il serait
problématique de prendre cette nouvelle conceptualité comme une manifestation
démagogique de la part des patrons nouvelle vogue. En effet, ce n’est pas le concept
qui peut changer la nature d’un rapport autoritaire et despotique. C’est ainsi que
dans les pays du socialisme réel les ouvriers sont appelés camarades, mais sont
traités et considérés par les patrons comme des êtres sans valeur.
Par conséquent cette nouvelle terminologie n’est pas le produit d’un simple
changement sémantique, mais plutôt d’un changement dans l’ordre des relations
humaines au sein des entreprises. Ce qui manifeste ce changement, c’est le
dépassement du rapport dans lequel le subordonné n’était considéré que comme
une machine à travailler et non pas comme un être capable de réfléchir son activité
et le résultat de son activité au sein de l’entreprise156. Le paradoxe des temps passés
se situe précisément dans le fait que le producteur lui-même était censé n’avoir rien à
dire sur ce qu’il produisait pendant des années, si ce n’est pas une vie durant.
Ainsi, le changement dont il est question, est la conséquence de la prise de
conscience du fait que le travailleur a son mot à dire non seulement en ce qui est
l’ordre de son activité, mais aussi dans son résultat. De plus, cette participation
contribue d’une manière efficace au développement de l’entreprise, tout en
distendant les rapports. Lesquels par l’ordre des choses tendent à être conflictuels.
Car la coexistence d’une multiplicité d’individualités, dans des espaces plus ou
moins réduits, pendant une partie importante de la vie en éveille et pendant une
période de la vie plus ou moins longue, ne peut se manifester sans poser des
problèmes plus ou moins significatifs. Bien évidemment, toute collectivité tend à
exclure de son sein les êtres asociaux. Ceux qui ne peuvent vivre que dans
l’isolement, voire dans la solitude.
De sorte que, par rapport à tous ces problèmes existentiels, il ne s’agit pas, dans
les circonstances des pays hautement individualisés, d’aggraver l’ordre de la
coexistence avec les problèmes posés par la frustration. Laquelle se produit
essentiellement, lorsque le principe de l’égalité des chances est violé. Car, dans le
rapport entre les individualités, la justice veut qu’on tienne compte de la valeur de
chacun. – Il est important de rappeler, à ce propos, que nous avons affaire dans le
monde moderne à un développement du phénomène de l’individualisation. La
conscience de l’égalité de base entre les individus, fait que la juste lutte pour être ne
peut se réaliser qu’à armes égales. Ce qui rend problématique et hautement
conflictuel toute politique qui ne tient pas compte de ces valeurs.
156 On disait à l’époque que l’ouvrier n’était pas dans l’entreprise pour penser, mais pour travailler.
L’intelligence dans la direction des affaires, montre qu’il est plus raisonnable et
profitable de tirer partie des capacités de chacun, que de nier leur existence. C’est
pour cette raison que les entreprises de nouveaux types encouragent la critique
constructive et la compétition. Ceci de sorte à faire ressortir au maximum la capacité
de chacun. Mais le principe de l’égalité veut qu’il s’agit, au sein de l’entreprise de
favoriser la circulation des idées et des informations, afin d’éviter tout monopole
d’un savoir qui peut être profitable à l’entreprise.
L’explication des déterminations du premier principe de la politique de
l’entreprise moderne – le respect de l’individu – nous permet de saisir, d’une manière
transparente, le fait qu’elle se trouve jouer un rôle éthique de premier ordre. Le
respect de l’individu et du principe de l’égalité des chances sont l’expression,
précisément, de cette nouvelle éthicité. Tout indique que la pratique de ces valeurs
est une des conditions de la réussite économique. En dévoilant et utilisant les vraies
capacités de chacun, l’entreprise se donne des atouts insoupçonnables jusqu’à
présent. En tout cas, l’expérience des entreprises modernes montre que leur
performance n’est pas en rapport direct au raidissement de la domination et au
despotisme dans la gestion du personnel, mais plutôt à la réussite dans la création
d’une communauté consensuelle. Donc, d’une communauté de dialogue, où chacun
participe selon ses capacités et est rémunéré en conséquence.
Ceci ne veut pas dire que l’entreprise du nouveau type ait cessé d’être
conflictuelle et qu’elle se soit transformée en une communauté angélique. Il s’agit
bien plutôt d’une réalité ayant une fonction éthique qui est celle de satisfaire les
besoins matériels du social, tout en reconnaissant à chacun des collaborateurs leur
propre valeur. Tout indique que la recherche de cette dernière dimension soit dans
l’intérêt des entreprises. De sorte que cet intérêt correspond à celle de la réalisation
des principes d’ordre universel qui veut que la concurrence entre égaux puisse se
réaliser selon l’égalité des chances.
Dans la concurrence la justice équivaut à la «fairness »157 dans le jeu. Ce qui
implique l’existence d’une règle égale pour tous et donc l’égalité des chances. Bien
évidemment, dans ces conditions, ceux qui gagnent sont les plus capables.
D’ailleurs, tout ce que demande l’athlète, c’est de se battre à armes égales, donc
selon le principe de la « fairness » : de l’égalité de chances. De plus, lorsque
quelqu’un perd dans ces conditions, il ne vit pas l’échec comme une frustration,
mais soit comme une motivation dans la poursuite de l’effort, soit comme l’occasion
de la prise de conscience de ses propres limites. Pour ces raisons, il est évident que la
reconnaissance de l’égalité des chances dans la concurrence, joue un rôle régulateur
de premier ordre. Ceci, aussi bien en vue de réduire les tensions propres à la
coexistence au sein des entreprises, que comme contribution à la finalité éthique du
social qui est de promouvoir la formation d’une communauté d’égaux.
Cette perception du rôle éthique de l’entreprise peut paraître hautement
problématique à partir d’une vision chrétienne et/ou marxiste. En effet, pour ces
visions du monde, l’entreprise est l’espace du mal, soit à cause du profit, soit à cause
de l’exploitation. En laissant de côté l’aspect polémique de ces visions de l’entreprise,
il convient de rappeler que ces unités économiques permettent de sortir de la misère,
et contribuent à la satisfaction des besoins de la collectivité. Or, du point de vue de
l’éthique fondamentale158 tout ce qui contribue à la satisfaction des besoins, participe
à la promotion du bien-être du social et donc à la dimension éthique de l’humain.
En effet, jusqu’à présent l’entreprise participait à la satisfaction de ces besoins,
mais ne cherchait pas, d’une manière programmatique, à assurer l’égalité des
chances parmi ces membres. Dans sa pratique effective, elle cherchait plutôt à
maintenir et à cultiver les différences sociales. De sorte que l’apparition d’une culture
individualiste et égalitaire au sein de l’entreprise, implique le surgissement d’une
dimension éthique globale. Laquelle est d’autant plus importante qu’elle correspond
à la nécessité de développement et de survie des entreprises.
157 Ce concept veut dire en français: équité, honnêteté, impartialité. On dit. ‘In all fairness’, en toute
justice.
158 Voir à ce propos notre travail : Introduction à la théorie et à la philosophie du Droit Textes et
Documents, Université de Paris 8, 1997.
Cela dit, essayons à présent de regarder de près le deuxième principe concernant
; la politique de l’entreprise moderne. Celle de la primauté du service rendu aux
clients. Cette politique globale se traduit dans les points suivants :
1. Enquêtes mesurant la satisfaction des clients
2. Prise en compte des besoins des clients tout au long des phases de
développement des nouveaux produits, et
3. Recherche de nouveaux produits et de nouvelles solutions pour répondre aux
besoins réels.
Ces différents points dans lesquels se détermine le deuxième principe de la
politique de l’entreprise moderne, montre jusqu’à quel point la catégorie des besoins
joue un rôle de premier ordre. Nous pouvons constater, à partir de cette
détermination globale, jusqu’à quel point la politique de l’entreprise moderne se
différencie de l’entreprise classique. Nous avons signalé plus haut, à ce propos, que
dans la politique classique la demande tendait à s’adapter à l’offre. A présent il s’agit
bien du contraire. En effet, il s’agit de connaître les besoins réels pour mieux les
satisfaire.
De ce point de vue, l’entreprise moderne semble avoir intégré la thèse
smithienne, selon laquelle le but de la production est la consommation. Aristote avait
déjà explicité cette problématique en signalant que l’objectif de la production des
valeurs est la satisfaction des besoins. Plus précisément, que la société produit des
valeurs en vue de satisfaire les besoins de la communauté sociale. Il découle de ces
perceptions théoriques, que les besoins individuels sont médiatisés par le social et
que la production fait partie de ce social. De sorte qu’il y a interaction entre la
production et les besoins à satisfaire. Quoi que la catégorie des besoins reste dans ce
rapport des contraires la déterminante essentielle. – Il est à remarquer, à ce propos,
qu’avec cette nouvelle vision du rapport entre la production et les besoins à
satisfaire, nous avons affaire à une perception radicalement opposée à celle qui a eu
cours après la deuxième guerre mondiale. Laquelle fut une sorte de radicalisation en
relation à celle de l’époque classique. En effet, on soutenait alors la thèse selon
laquelle les grands conglomérats du monde moderne, étaient capables de
conditionner la demande, par le biais de la publicité. Une des oeuvres qui a exprimé
cette thèse de la façon la plus radicale est, sans doute, l’oeuvre d’Aldous Huxley :
Brave New World- Revisited. Dans ce retour aux meilleurs des mondes, l’auteur
nous parle d’une nouvelle réalité en train de se constituer.
Historiquement cette période correspondait, il faut le rappeler, à la fin des
années cinquante et au début des années soixante. Dans un tel monde, les
consommateurs devaient se transformer en êtres hypnotisés par la publicité des
grandes corporations. Donc, des êtres sans volonté, sans désirs et besoins propres.
C’est précisément en opposition à cette vision, que va surgir la nouvelle culture de
l’entreprise. Pour laquelle, l’essentiel est de connaître les besoins de la clientèle réelle
et potentielle. Ce deuxième volet de la politique de l’entreprise moderne, est du point
de vue anthropologique en rapport avec la première. Tout d’abord il s’agit des
individualités travaillant dans l’entreprise. Par la suite il s’agit de personnes se
rapportant ou devant se rapporter à l’entreprise de l’extérieur. Cette deuxième
dimension est celle de la clientèle réelle ou potentielle. Car comme dit l’adage : le
client est Roi! On sait à ce propos qu’au Japon, à l’entrée des grands magasins, il y a
d’un côté et de l’autre des jeunes filles qui S’inclinent respectueusement devant le
client, en lui souhaitant la bienvenue. – Par opposition à cette politique, rappelons
que dans les économies étatisées159 L’employé est le roi, et le client celui qui dérange
sa tranquillité. De sorte que le client y est traité en conséquence, comme le savent
tous ceux qui ont fait l’expérience des structures étatisées, ou tout simplement, des
administrations bureaucratiques, dans la plupart des pays du monde.
Cela étant signalé, revenons au principe de la primauté du service rendu au
client. Plus précisément au fait que toute entreprise se doit de disposer d’un service
clientèle. De sorte à connaître les plaintes et à résoudre les problèmes posés par les
défauts de fabrication. Il faut tenir compte, pour ce qui est des plaintes et des
critiques faites à un produit, ou à un service, qu’elles permettent, aux entreprises
attentives aux besoins de leur clientèle, d’introduire les modifications nécessaires en
vue de rendre l’une ou l’autre adéquate aux besoins. Il va sans dire que les produits
ayant des défauts doivent être remplacés. Ceci pour des différentes raisons:
1) Pour éviter de perdre un client.
2) Pour ne pas ternir l’image de marque de l’entreprise, et 3) Pour éviter
des problèmes avec les intermédiaires.
Les deux premiers points sont aisément compréhensibles, à partir de la politique
que nous sommes en train d’analyser. Toutefois, une entreprise peut aisément passer
outre à une telle exigence. Mais, il arrive un moment où le manque de loyauté à
l’égard de la clientèle peut devenir un véritable handicap pour l’entreprise. De plus,
il y a l’incidence de ces tares auprès des vendeurs. Lesquels pour éviter d’avoir à
gérer des retours, se voient dans l’obligation de ne plus s’occuper d’un produit
donné.
159 Phénomène particulièrement frappant, dans le cas du socialisme réel.
Pour ces raisons les entreprises sont obligées non seulement d’éviter les
défectuosités, mais de faire des enquêtes pour mesurer la satisfaction de la clientèle.
Ces enquêtes, de suivi du produit, se font auprès de ceux qui achètent le produit, ou
ont recours à un service. De plus, ces enquêtes permettent de corriger le tir par
rapport à un produit existant, ou tout simplement d’y introduire des
transformations importantes.
Il faut noter à ce propos que ces enquêtes doivent être cycliques, car la sensibilité
et le goût tendent à changer. Ceci est particulièrement vrai dans un monde comme
le nôtre, où l’ouverture sur le marché international est très importante. De sorte que
l’universalité des rapports qu’une telle ouverture implique, produit nécessairement
des changements de plus en plus accélérés au niveau de la sensibilité. Il ne s’agit pas,
dès lors, de tenir compte seulement de la sensibilité des membres de l’entreprise.
Quoi que ceux-ci doivent être les premiers usagers, des biens qu’ils produisent ; mais
il est évident que le conditionnement de la réalité dans laquelle ils déploient leur
activité, peut leur faire perdre la distance critique nécessaire pour percevoir les
changements en cours au niveau du social.
Ainsi, le problème essentiel des entreprises modernes, n’est pas uniquement de
réaliser des bons produits, mais de prévoir ceux qui vont être demandés dans un
avenir proche. Pour cette raison il est nécessaire de tenir compte des besoins des
clients, tout au long des phases de développement des nouveaux produits. –
Rappelons, à ce propos, que le refus d’innovation est une des caractéristiques des
entreprises traditionnelles. Par contre, pour les entreprises à la pointe de la
modernité, il s’agit de pouvoir présenter de nouveaux modèles, lorsque la nécessité
se fait sentir. – Nous réfléchissons ici à partir d’une production non diversifiée. C’està-
dire que le producteur de voitures, ne produit que des voitures et le producteur de
fromages, que des fromages. Nous abordons par la suite l’impératif de la
diversification.
C’est ainsi qu’à l’intérieur d’une spécialité de production se pose le problème de
savoir si l’entreprise doit pendant un laps de temps très long produire le même bien,
ou doit-elle à partir de sa technologie et de la matière première produire des
variantes du même bien. Prenons le cas d’une usine qui produit du camembert. La
question se pose de savoir si cette entreprise, doit toujours produire le même
camembert, où doit elle chercher à produire d’autres fromages. Dans le premier cas
nous avons affaire à des entreprises traditionnelles ; tandis que dans le deuxième cas,
il s’agit d’entreprises, pour lesquelles l’innovation est une dimension essentielle.
Suivant toujours le même exemple, il se pose dans un stade supérieur la question
de savoir si les nouveaux produits doivent être élaborés en tenant compte, d’une
manière pratique – enquêtes, participation de la clientèle aux phases de
développement, etc., etc. – des besoins du marché, ou des marchés, vers lesquels
s’oriente sa production. Car cette entreprise peut, écouler sa production sur des
marchés aussi différents que celui de la France, de l’Espagne et de l’Allemagne, par
exemple. Il est clair, à partir de ce contexte, qu’une entreprise innovante tend à
adapter sa production à la différence de ces marchés.
Le problème est à présent celui de savoir comment mener à bien la
diversification dans la spécialité. A ce niveau là, il y a grosso-modo deux solutions -.
soit l’entreprise sort une variante, dont ces responsables croient être, adaptés à tel ou
tel marché, soit cette production se fait avec la participation de ceux qui vont
consommer le produit en question. Cette participation peut prendre la forme d’une
connaissance approfondie de la demande et des besoins de la clientèle.
Dans les grandes lignes nous trouvons cette double alternative dans la
production des autres biens. C’est ainsi que dans le cas de la voiture, les sociétés
spécialisées peuvent : soit sortir un modèle conçu et développé par les ingénieurs de
l’entreprise, soit produire un modèle à partir des informations recueillis sur le terrain.
D’un côté nous avons affaire à une solution plutôt traditionnelle, tandis que de
l’autre il s’agit d’une pratique innovante dans la mesure où elle tient compte des
besoins de la demande.
En tout état de cause, les entreprises de nouveau type cherchent la diversification
même au sein de la production spécialisée. Cette volonté d’innovation les pousse à
chercher de nouvelles solutions pour répondre aux besoins réels de la clientèle. En ce
qui concerne ce dernier point, de la politique de primauté du service rendu à la
clientèle, l’entreprise se doit :
1) D’être attentive aux idées nouvelles.
2) De placer des vigies dans les points de vente les plus importants.
3) De recourir à des conseils.
4) D’être attentive à la production de ces concurrents.
5) De couvrir la presse spécialisée nationale et internationale
6) D’imaginer ce qui remplacera les idées nouvelles, et
7) De prévoir ce qui n’est pas encore.
Cela dit pour terminer ce volet de la politique des entreprises modernes, nous
allons passer au troisième point : la formation du personnel. Il faut rappeler tout
d’abord, à ce propos, que dans les entreprises de l’époque classique la formation ne
jouait aucun rôle. Les travailleurs étaient censés être des appendices de la machine.
Le célèbre film de Charles Chaplin, «Le Meilleur des Mondes », nous donne un
aperçu très réaliste, indépendamment de son côté caricatural, de la perception du
rapport au sein de l’entreprise à l’époque.
Actuellement, avec les progrès de la nouvelle technologie, les entreprises ont
besoin de personnel ayant une bonne formation. De là, la nécessité d’un recrutement
conforme à la demande de l’entreprise elle-même. La responsabilité de l’embauche
est ainsi confiée à des personnes très qualifiées dans le domaine correspondant. Très
souvent le recrutement du personnel est confié à des sociétés spécialisées. Mais
indépendamment d’un tel effort dans la sélection des nouveaux collaborateurs, les
entreprises se voient dans la nécessité d’assurer une formation permanente à leur
personnel. Ceci pour les raisons suivantes :
1) Obsolescence plus ou moins rapide des connaissances scientifiques,
techniques, économiques et sociales.
2) Changement social et technique, et
3) Assurer l’efficacité des collaborateurs.
Il existe, en effet, au niveau de l’entreprise moderne une vision très relativiste des
connaissances. La conscience de l’obsolescence des connaissances est très
importante. Cette attitude a été, sans nulle doute, conditionnée par les grands
changements et bouleversements que nous avons connu depuis le début de la crise
actuelle. Il s’est produit dès lors, nous pouvons le constater, une accélération
vertigineuse dans le rythme du dépérissement des connaissances, des idées et des
théories. L’entreprise a réagit à ce phénomène du changement technique, social et
théorique, par l’adaptation constante aux nouvelles données. Cette capacité
d’adaptation a été conditionnée par la formation160.
160 Les dépenses de formation sont, comme on le sait, de plus en plus importantes dans les
entreprises modernes.
Laquelle se réalise soit au sein même de l’entreprise, soit en collaboration avec
des centres de formation, les écoles et les universités. En ce qui concerne la formation
interne dans les grandes entreprises, il faut rappeler les stages de différents ordres,
les cycles de conférences et les communications techniques. La circulation interne
des informations scientifiques et techniques fait aussi partie de cette lutte pour être à
jour au niveau des connaissances.
Pour ce qui est de la formation extérieure, il convient de rappeler que dans les
trois plus grandes puissances économiques du monde, la collaboration entre les
entreprises et les Universités est très importante. Un des exemples le plus
importants, de la nature de ce rapport, s’est produit à la « Silicon Valley « laquelle
s’est construite autour de l’Université de Stanford en Californie. – En France cette
collaboration commence à peine à se manifester. En effet, l’entreprise a été jusqu’à
présent considérée par les universitaires comme le lieu du profit, voire de
l’exploitation. De sorte que sa mission culturelle et universalisante, de l’Université,
lui interdisait de s’y compromettre. Nous assistons, toutefois, à présent à une
révision d’un tel système de valeurs, selon lequel l’entreprise participe de l’espace du
mal ontologique, tandis que l’Université se trouve du côté des valeurs d’ordres
universels.
Cela étant dit, passons maintenant à la stratégie de l’entreprise. Plus
précisément, à l’activité de l’entreprise qui se rapporte aux différentes forces
matérielles qu’elle cherche à maîtriser, développer et combiner en vue de la réussite.
La stratégie de l’entreprise implique à notre connaissance, les points suivants :
1) Favoriser l’innovation et la création.
2) Etre capable de se réorganiser.
3) Diversification.
4) Groupes de réflexion
5) Cercles de qualité.
En ce qui concerne le premier point, il faut rappeler que l’innovation et la
création sont des armes extrêmement importantes dans la concurrence
internationale. La politique en faveur de l’innovation et de la création implique les
points suivants :
1) Création et développement d’un laboratoire de recherche intégré.
2) Promotion des suggestions.
3) Incitation aux suggestions dans tous les domaines.
4) Services d’analyse des suggestions.
5) Prime aux suggestions retenues.
6) Prime aux interventions justifiables et non-justifiables de brevet.
7) Promotion des inventeurs.
8) Promouvoir le regard critique des inventeurs.
De sorte que l’entreprise est passé de la non participation des travailleurs à leur
participation dans la création et l’innovation ; plus précisément, à l’incitation
effective à jouer ce rôle. En effet, le développement de ce processus est passé par la
célèbre boîte à idées, dont les ouvriers se faisaient généralement subtiliser par les
cadres, ou par les chefs de l’entreprise.
Il s’agit, à présent, de mobiliser toutes les énergies des membres de l’entreprise
en vue d’accroître les possibilités réelles de la lutte pour la création et l’innovation.
On sait, à ce propos, que le budget de recherche développement est très important
dans les entreprises modernes. Pour cette raison, les entreprises sont obligées de
créer des laboratoires de recherche intégrée. De sorte à disposer d’équipes
spécialisées qui s’occupent de faire des recherches sur les produits de l’entreprise ; en
vue de développer sa qualité, d’accroître sa performance et/ou de modifier son
apparence en fonction de la sensibilité de la clientèle.
Comme nous l’avons signalé plus haut, cet objectif ne peut être atteint que si les
équipes de chercheurs sont attentives aux idées nouvelles. Plus précisément, en se
tenant au courant des nouveautés introduites par la concurrence. Bien évidemment,
il ne s’agit pas de promouvoir et d’inciter l’esprit du plagiat, mais d’être capable
d’intégrer les nouveautés apparues sur le marché, en vue de les améliorer.
Cela dit, l’innovation et la création ne concernent pas uniquement ce qui se
produit mais aussi :
1) ce avec quoi il se produit
2) ce à partir de quoi il se produit (les matériaux employés) et
3) le comment il se produit.
De là, la nécessité de promouvoir les suggestions dans tous les domaines. Dans
cette incitation, comme on peut le comprendre aisément, les stimulants matériels et
non-matériels sont importants. Il y a ainsi d’un côté, des primes et des promotions
d’emploi, et de l’autre, la promotion de l’image des inventeurs et des créateurs.
L’incitation au regard critique des inventeurs fait partie, précisément, de cette
dernière dimension.
Mais dans les entreprises le critère essentiel pour ce qui est des inventions est le
fait de savoir si elles sont justifiables ou non-justifiables de brevets. Les inventions
justifiables de brevets sont, comme on peut aisément le comprendre, les plus
importantes. Mais, indépendamment de cette différence – qui se répercute
nécessairement au niveau des stimulants -, les entreprises modernes tendent à
promouvoir le regard critique des inventeurs. Ceci à cause du fait que les entreprises
modernes – comme toute organisation qui se soumet rationnellement au principe du
changement -, ont besoin d’une distanciation critique par rapport à leur activité et à
leur organisation.
Pour cette raison, les entreprises doivent être capables de pouvoir se réorganiser.
Plus précisément :
1) De s’adapter au marché et à la démarche innovatrice.
2) D’être capable de réaliser une meilleure utilisation des ressources.
3) D’introduire des nouveaux circuits d’information et de décision, et
4) D’introduire une meilleure écoute et un meilleur service du client.
Ainsi, ce deuxième aspect de la stratégie des entreprises concerne, en première
instance, la capacité d’adaptation au marché et à la démarche innovatrice. Car, les
changements à introduire dans l’entreprise doivent, d’une manière primordiale, se
proposer ces buts. Nous avons affaire, en ce qui concerne cette dimension, à une
concordance, à une confluence, entre la politique et la stratégie de l’entreprise. Au
niveau de la politique de l’entreprise, nous avons vu qu’un des aspects essentiels était
la primauté du service rendu à ses clients. Ce qu’implique une adaptation constante
à la demande effective.
Donc la différenciation entre la politique et la stratégie de l’entreprise, la
politique se rapporte au suivi de la clientèle, tandis que la stratégie concerne la
finalité globale de son adaptation au marché et à la démarche innovatrice qu’elle
implique. En tout état de cause, la connaissance des besoins du marché visé, est à la
base du progrès industriel.
Mais accroître l’efficacité n’a de sens que si elle permet une réduction des coûts.
Pour cette raison l’entreprise doit être capable de réaliser une meilleure utilisation
des ressources. Plus précisément, des matériaux, de la technologie et des membres
de la communauté qui la compose. Cela dit pour atteindre ce but, l’entreprise doit
être capable d’introduire de nouveaux circuits d’information et de décision. Ce
qu’implique une meilleure connaissance de la réalité même de l’entreprise. Donc,
d’une information concrète et cohérente en vue d’adapter, à ces circonstances, un
ordre décisionnel plus efficace.
De plus cette connaissance de la réalité de l’entreprise et de son ordre
décisionnel, ne peut pas être suffisamment cohérente et efficace, si elle n’est pas en
rapport avec une meilleure écoute et un meilleur service rendu à la clientèle. En effet,
ce rapport optimal entre la connaissance de la réalité effective de l’entreprise et les
exigences du marché, peut dans son processus de changement :
1) Favoriser la formation d’unités indépendantes au sein de l’entreprise, et
2) Permettre la création des missions de développement des produits jusqu’au
service après-vente.
Ces activités comportent nécessairement une obligation de résultat. En tout état
de cause, l’adaptation à la demande effective et à la demande innovatrice, conduit
nécessairement à la troisième dimension de la stratégie qui est l’impératif de la
diversification. Plus précisément, de la nécessité de compléter la stratégie de
ressources. Ce qu’impliquent les points suivants :
1) Connaître la capacité technologique de l’entreprise.
2) Connaître les possibilités de mettre en oeuvre de nouveaux projets.
3) Faire le bilan des ressources, et
4) Faire apparaître des opportunités nouvelles d’utilisation de la capacité
productive de l’entreprise.
On peut remarquer, en ce qui concerne cette dimension de la stratégie, que les
entreprises modernes, ou de nouveau type, sont obligées de se diversifier. Ceci en
opposition à l’entreprise traditionnelle, pour laquelle on ne peut pas chasser
plusieurs lièvres à la fois. De sorte que la pratique dominante était celle de la
spécialisation.
A présent, donc, la diversification est une des conditions de la survie. Pour ce
faire, les entreprises doivent connaître leur capacité technologique, ainsi que les
matériaux qu’elles emploient. C’est à partir de ces connaissances, qu’elles peuvent se
poser la question de savoir ce qu’elles peuvent produire de différent. Donc connaître
les possibilités de réaliser de nouveaux projets. C’est ainsi que si une entreprise
produit des voitures, elle peut être en condition de produire des bicyclettes, des
motos et des camions. Elle peut aussi produire ces mêmes biens en modèles réduits,
ou tout simplement en miniature pour les enfants, et ainsi de suite. On peut aller
plus loin. Les possibilités qui se présentent sont pour ainsi dire extrêmement
diversifiées. Les grandes entreprises japonaises sont, à ce niveau-là, de véritables
modèles de la diversification.
Il s’agit, en tout cas, pour les entreprises modernes d’éviter, comme on dit, de
mettre tous les oeufs dans le même panier. Un certain produit peut connaître une
période de mévente. Il s’impose dans ces conditions la nécessité d’orienter les
ressources techniques, matérielles et humaines, vers la production d’autres biens.
Pour cette raison, il est très important de faire apparaître des opportunités nouvelles
d’utilisation de la capacité productive des entreprises. Ces projets permettent
précisément de changer, comme on dit, le fusil d’épaule en cas de nécessité. Il est, de
plus, important de comprendre que la diversification dans la production, permet
aux entreprises d’éviter les variations de rentabilité qui sont nécessairement liées à la
mono-production. C’est pour ces raisons que la formation de groupes de réflexion
fait partie de la stratégie de l’entreprise. En ce qui concerne l’organisation de ces
groupes, il convient de noter la nécessité de :
1) La formation d’équipes de spécialistes.
2) La formation d’équipes pluridisciplinaires, et
3) La participation d’intervenants extérieurs.
En effet, les problèmes posés dans la stratégie de l’entreprise peuvent être,
d’ordre particulier, comme d’ordre plutôt global. En tout cas, la participation
d’intervenants extérieurs, s’avère très souvent nécessaire au niveau de la réflexion
spécialisée, comme de la réflexion pluridisciplinaire.
Intimement liée à ce problème des groupes de réflexion, se trouvent précisément
les cercles de qualité. La différence entre ces niveaux de la stratégie de l’entreprise, se
trouve précisément dans le fait que les groupes de réflexion se rapportent à un
niveau plus général, des problèmes de l’entreprise, que les cercles de qualité. En
effet, ces derniers sont en relation avec les problèmes immédiats au sein de
l’entreprise.
Les cercles de qualité concernent, plus précisément, les équipes de travail euxmêmes.
Ils peuvent, par conséquent, avoir lieu au niveau des services de production,
de recherche, d’administration, de commercialisation et de marketing.
Au sein de ces cercles sont discutés les problèmes se rapportant:
1) À la qualité du produit ou du service
2) À l’esprit de compétitivité.
3) Aux quotas à remplir et aux objectifs à atteindre.
4) Aux conditions objectives du travail.
5) À l’adaptation aux évolutions
6) À la créativité et à l’innovation.
Les cercles de qualité sont, dès lors, concernés par la stratégie globale de
l’entreprise au sein des équipes de travail eux-mêmes. C’est ainsi que dans les ateliers
sont discutés les problèmes de la qualité du produit. Le producteur immédiat est,
par conséquent, étroitement associé à la lutte pour la qualité. Il s’agit de tenir
compte de l’avis des producteurs eux mêmes, sur la finalité pratique de leur propre
activité.
Considèrent-ils par exemple que tel ou tel produit ou service peut être amélioré ?
Et, si oui, comment ? Il est important de rappeler que ces discussions se tiennent
généralement en marge du temps de travail. La présence est généralement
rémunérée. Quoi qu’elle n’est pas obligatoire. Ce sont des réunions plutôt brèves,
avec un ordre du jour très précis. Il s’agit, en effet, d’aller droit au but et éviter la
surenchère verbale.
Dans ces réunions, il est question aussi de l’esprit de compétitivité du groupe.
Particulièrement lorsqu’il y a des blocages, empêchant de remplir les quotas
nécessaires à remplir et les objectifs à atteindre. Il est important de comprendre que
ces blocages peuvent être le résultat d’un manque de coordination des tâches, ou de
l’ambiance dans laquelle le travail se réalise. Pour cette raison les conditions
objectives du travail font aussi partie des discussions au sein des cercles de qualité.
La philosophie qu’inspire ces cercles, surtout au Japon, part de la thèse selon laquelle
la qualité dans les conditions du travail, incide nécessairement sur la qualité du
résultat du travail lui-même.
Cela dit il apparaît clairement que les cercles de qualité ne peuvent fonctionner
d’une manière optimale qu’à partir du moment où l’entreprise satisfait son
collaborateur et que celui-ci se sent satisfait dans la tâche qu’il réalise. C’est
précisément cet esprit qui permet l’adaptation adéquate du travailleur aux
évolutions de l’entreprise, ainsi qu’une participation pleine à la créativité et à
l’innovation. Il est évident qu’un tel consensus ne peut pas exister au sein d’une
entreprise où la direction et les cadres ont une attitude arbitraire et despotique à
l’égard de ceux qui réalisent les objectifs immédiats. Ce consensus ne peut pas non
plus se produire, comme on peut le comprendre aisément, au sein des sociétés où
l’ordre est particulièrement hiérarchisé et compartimenté. Une fluidité sociologique
minimale est indispensable, pour pouvoir précisément assurer l’égalité des chances
de chacun au sein de l’entreprise.
Donc il est important de rappeler que toute stratégie et toute politique
présupposent une dimension tactique qui leur est subjacente. La tactique au sein de
l’économie de l’entreprise renvoi à des pratiques plus ou moins ritualisées qui
permettent d’atteindre les objectifs au niveau de l’information et de l’efficacité.
Rentrent dans ce chapitre, des pratiques telles que les exercices avant que le travail
ne commence ; ainsi que les réunions, à cette occasion, en vue d’indiquer les tâches
de chacun et les objectifs à atteindre pendant la journée de travail. On peut ainsi
inclure sous cette rubrique les différents procédés nécessaires à faire connaître, aux
membres de l’entreprise, les résultats obtenus au niveau de la production et de la
capacité concurrentielle.
Il convient aussi d’inclure sous ce chapitre de la tactique, dans la stratégie
politique des entreprises:
1) Les cérémonies annuelles.
2) Les facilités d’achat des valeurs de l’entreprise.
3) Les facilités d’achat des biens extérieurs par le moyen des Comités
d’entreprise.
4) Les facilités de logement.
5) Les facilités de vacances, pour les membres de l’entreprise et leur famille, et
6) Les possibilités de crédit, pour l’achat des biens durables et des biens
immeubles.
Comme on peut le constater, les entreprises peuvent développer toute une série
de pratiques et de services destinés non seulement à atteindre les objectifs au niveau
de l’information et de l’efficacité, mais aussi de consolider les liens de ses membres
avec elle-même. Il s’avère clairement, à ce propos, que les collaborateurs satisfaits,
sont ceux qui sont les plus à même de s’investir pleinement dans leurs activités au
sein de leurs entreprises. Par conséquent un des objectifs de l’entreprise moderne est
précisément de satisfaire ses propres collaborateurs en vue d’accroître sa propre
capacité concurrentielle.
Ainsi la nouvelle vision sociale et économique de l’entreprise ne peut pas être
pleinement comprise si on ne tient pas compte de ce qu’on peut appeler ses objectifs
idéaux :
1) L’objectif des 5 zéros, et
2) La volonté d’exceller dans tout ce qui est entrepris.
Pour ce qui est de l’objectif des cinq zéros, qui nous arrive du Japon, voici leur
détermination :
1) Zéro stock
2) Zéro panne
3) Zéro délai
4) Zéro paperasse, et
5 Zéro défaut.
En ce qui concerne le premier point, il s’agit d’éviter les stocks aussi bien en
amont que pendant le processus de fabrication et en aval. L’idéal étant de créer un
flux continu aux différents stades qu’on peut définir grosso modo de la façon
suivante :
a) Réception des matériaux
b) Processus de fabrication, et
180
c) Livraison
Cela implique, par conséquent, une connaissance très précise de :
a) Quoi produire.
b) Juste quand, et
c) Juste combien.
Ceci de sorte à créer un flux continu de réception, production et livraison. Il
s’agit, dès lors, de fabriquer les produits nécessaires avec le minimum de main
d’oeuvre. Par conséquent, ne produire que les quantités nécessaires, en vue de
supprimer toute forme de gaspillage. Plus précisément:
1) Production excessive.
2) Attentes.
3) Stocks importants.
4) Transports et manutentions inutiles.
5) Usinage inutile
6) Mouvements inutiles.
7) Productions défectueuses.
Ainsi, au sens strict du terme, le zéro stock ne veut pas dire absence total de
stock, mais le strict nécessaire. Cette quantité de biens doit arriver sur place au
moment précis, de sorte à éviter toute dépense de stockage. C’est ainsi que s’il est
question de fabriquer un nombre déterminé de voitures, pour une date donnée. Il est
nécessaire que les pièces et les différentes parties de la structure, arrivent sur place
peu avant que la chaîne se mette en marche.
Supposons, en plus, que ces voitures sont destinées à un marché se situant par
delà les mers. On peut aussi supposer que cette entreprise se trouve au bord d’un
port, et dispose de son propre quai d’embarquement. De sorte que la vitesse de
production des chaînes automatisées peut nous permettre d’imaginer que les
voitures sorties de chaînes sont immédiatement embarquées. Au sein du bateau on
peut imaginer que des équipes de travail, réalisent les finitions pendant la durée de
l’embarquement et pendant le trajet. Ainsi les voitures sont totalement finies au
moment du débarquement dans le port de destination. Pour être totalement
conforme à cette logique, on peut penser que tout l’amont de la production suit le
même mouvement. Alors, dans cet exemple nous avons affaire à un flux continu de
production. C’est précisément, à quoi renvoie la théorie des cinq zéros.
De ce point de vue, le zéro panne, de même que le zéro délai, sont aisément
concevables. Pour ce qui est l’absence de pannes, son exigence implique une
technologie très avancée et très au point. Les machines devant être elles mêmes bien
entretenues et bien surveillées. Une telle exigence implique aussi, un renouvellement
technologique très important. Par conséquent, un niveau de capitalisation très élevé.
En ce qui concerne le zéro délai, il est, en premier lieu, clair que le flux continu
de production, ne peut pas accepter des retards dans une quelconque étape de son
processus productif. Pour cette raison il est nécessaire que tout soit prévu, avant que
le mouvement de production ne se mette en marche. La prévision, dans les moindres
détails, est une des conditions essentielles au maintien de ce flux continu. Certains
spécialistes comme Taiichi Ohno, pensent que chaque travailleur de la chaîne
productive doit connaître précisément les détails de sa tâche quotidienne.
Puis, en dernière instance, pour ce qui est du zéro délai161, il y a le fait qu’il ne
doit pas y avoir de retard pour satisfaire la demande. Ceci, non seulement pour le
produit lui même mais pour ses pièces détachées, lorsqu’il y a lieu. Cette exigence
présuppose, un certain stock de roulement. Ce qui peut paraître contradictoire par
rapport à la condition du zéro stock. Il s’agit, en fait, de saisir cette exigence plutôt
comme la négation de ce qui se situe au-delà du simple stock de roulement. Car,
l’entretien du sur-stockage est, comme on le sait, très onéreux.
161 On parle aussi du juste à temps.
Cela dit, essayons d’analyser l’exigence du zéro paperasse. Il s’agit, en fait, de
supprimer dans les rapports au sein de l’entreprise, toute surabondance de
circulaires, telle que nous le connaissons dans l’univers bureaucratique. Le défaut de
ce moyen de communication étant que très souvent ces textes sont rédigés dans un
langage hermétique, en tout cas, dans un langage peu claire. De plus il y a le fait
que beaucoup de gens se concentrent très peu dans ce genre de lecture. Ce qui peut
provoquer des malentendus au sein de l’entreprise. Pour ces raisons, les partisans de
cette théorie, privilégient la communication directe. Ce qui donne la possibilité
d’éclaircissement en cas de doute.
Passons maintenant à la dernière exigence formulée par cette théorie : le zéro
défaut. Le but de cette condition idéale est la lutte pour la qualité. – Remarquons, à
ce propos, que nous sommes ici très loin de la théorie qui a prévalue pendant les
années soixante et défendue notamment par Vance Packard et Galbraith, selon
laquelle le but de la production moderne est de réduire le temps utile des objets, en
vue d’éviter la saturation du marché et la surproduction. Alors, dans le milieu
universitaire, pour expliquer l’impasse du marché, et du système capitaliste en
général, on racontait que la compagnie américaine Général Electric, avait dépensé
des fortunes pour trouver l’alliage nécessaire, en vue de limiter le temps utile des
ampoules. D’autres exemples du même ordre étaient monnaie courante à l’époque.
A présent, le problème de la production se pose d’une manière tout à fait
différente. Le but dans la production et les services, est la plus grande perfection,
l’absence d’inconvénients, de défectuosités, de tares ou de vices. Le concept de zéro
défaut exprime précisément cette lutte pour la qualité. Cela dit cette exigence nous
met en rapport avec le deuxième objectif idéal de l’entreprise moderne, qui est la
volonté d’exceller dans tout ce qui est entrepris. Ce qu’implique :
1) La lutte pour la qualité, et
2) Viser la perfection, quitte à ne pas l’atteindre. Il s’agit, par conséquent, pour
l’entreprise du nouveau type de s’imposer comme finalité d’être la meilleure dans
tout ce qu’elle entreprend.
En effet une entreprise qui se situe dans cette logique, ne peut pas se permettre
de produire d’un côté, un très bon produit et de l’autre, de fabriquer de la camelote.
Une telle pratique ne peut que nuire son image de marque. Cette volonté de
perfection peut paraître contraire à la stratégie de la diversification. Car il est évident
qu’une entreprise ne peut pas sortir un produit parfait à partir du moment où elle se
lance dans la fabrication. Pour cette raison toute nouvelle production tend à être
réalisée par des équipes qui se constituent en unités autonomes, voir en usines
indépendantes. Le label de la maison mère n’est acquis qu’à partir du moment où le
nouveau produit commence à s’imposer sur le marché. On sait à ce propos, que la
meilleure publicité est celle de la qualité. Pour cette raison, les entreprises modernes
sont très soucieuses de leur image de marque.
En d’autres termes, ce qui conditionne la réussite d’une entreprise, c’est l’image
que la clientèle se fait de sa production. Ce qui équivaut à dire que cette réussite
dépend du niveau de respect qu’une entreprise a de sa clientèle. Donc, de la
conscience du fait que sur le marché le client est roi.
5) De la régulation monétaire
Comme nous l’avons déjà signalé, depuis l’apparition de l’instrument monétaire,
surgit la nécessité de sa régulation. Tout d’abord en vue de contrôler sa dimension
négative, ou considérée comme telle. C’est ainsi qu’Aristote condamne le prêt à
intérêts et considère l’accumulation simple, la thésaurisation, comme un phénomène
négatif. Nous allons laisser ici de côté toute cette époque et l’ensemble des époques
dites pré-capitalistes. Nous allons plutôt faire référence ici au concept de régulation
dans le sens suivant : 1) de comment elle se régule, 2) de ce qu’elle régule, et 3) de
comment elle est régulée. Pour parler de ces mécanismes, nous allons faire référence
tout d’abord à l’époque classique, puis à l’époque actuelle.
En ce qui concerne l’époque classique, il est important de savoir que la monnaie
se régulait elle même. La quantité en circulation, au sein d’une économie nationale,
ne dépendait pas de la volonté politique de l’État. En effet, sous le règne de l’or
comme étalon, sa quantité en circulation dépendait de deux facteurs essentiels : la
balance extérieure et le niveau de thésaurisation.
Cela veut dire, par conséquent, que la richesse d’une nation dépendait
immédiatement du niveau de ses réserves. Les pays excédentaires disposaient d’une
base monétaire abondante, ce qui permettait l’existence d’une masse importante de
monnaie fiduciaire en circulation. – Pour ce qui est de ce rapport entre la quantité de
métal jaune et le stock de billets en circulation, il faut rappeler – comme nous l’avons
souligné plus haut – qu’il y a dans l’économie classique deux périodes différentes. La
première période correspond à l’époque où les banques étaient des organismes de
dépôts et d’émission. Avec le Peel’s Act –1844 – commence la deuxième période. Plus
précisément, celle où l’émission de billets de banque passe à être monopole de l’État.
Nous avons déjà rappelé que ce passage implique une consolidation du rôle
fiduciaire du papier monnaie. Il doit donc être, perçu comme le résultat d’une
politique tendant à l’augmentation de l’efficacité de la monnaie.
Mise à part cette différence, qui correspond à deux moments bien distincts de
l’économie classique, nous devons tenir compte que l’augmentation de la base
monétaire implique nécessairement celle de la presque monnaie. Or, le volume de la
base monétaire, ou du stock d’or actif dans une société donnée, dépendait, comme
nous venons de l’indiquer, de la balance extérieure et du niveau de thésaurisation.
Pour ce qui est du niveau de thésaurisation, il faut noter qu’il dépendait des
cycles économiques. L’or tendait, par conséquent, en fonction de ce cycle, à
connaître, comme l’avait souligné Marx, un mouvement de flux et de reflux. Cela
veut dire, plus précisément, qu’en période de croissance l’or sortait des réserves
privées pour se placer dans le système bancaire162. Par contre, en époque de
récession on assistait au phénomène inverse. De sorte que la base monétaire tendait
à se contracter en période de récession et avec elle la masse monétaire elle même.
Nous verrons un peu plus loin comment le taux de rémunération de l’épargne et le
taux d’intérêt participaient à la constitution de ce mouvement cyclique.
Mais avant d’analyser le rôle et la manifestation de ce facteur de la vitesse de
circulation, continuons avec le problème de la base monétaire en système classique.
Nous avons vu que dans les économies nationales, cette base avait tendance à se
gonfler ou à se contracter, en fonction des cycles économiques. Ce mouvement
pouvait être conditionné aussi, comme nous venons de le souligner, par l’état de la
balance extérieure. Les deux facteurs n’intervenaient pas forcément en même temps.
Les cycles économiques, comme on le sait, touchaient tous les pays
indépendamment de l’état de cette balance. En d’autres termes, les phases récessives
touchaient aussi bien les pays excédentaires que les nations déficitaires.
162 Le taux de rémunération de l’épargne jouait ici un rªle de première importance. La montée de ce
taux augmentait l’épargne, tandis que sa réduction avait l’effet inverse. Voir ö ce propos le chapitre
III, 5.
Il convient, par conséquent, de saisir la logique des mouvements des entrées et
des sorties d’or dans les économies nationales. Ce qui constituait un mécanisme
régulateur au niveau international. En effet, ce mécanisme fonctionnait de telle
manière que les nations déficitaires ne pouvaient pas laisser leur situation se
dégrader indéfiniment. En effet, le déficit extérieur impliquait la sortie d’une partie
des réserves. Dans ces conditions, une dégradation continuelle de la balance
extérieure163 ne pouvait que conduire à un état de choses pouvant signifier, tout
simplement, la quasi disparition des réserves métalliques. Or comme on peut le
comprendre aisément, un tel état impliquait nécessairement la disparition plus ou
moins totale de la monnaie. Il était dès lors difficile qu’un tel état des choses puisse se
produire164.
Selon la logique de ce système, les pays déficitaires étaient obligés de prendre à
un moment ou à un autre des mesures d’assainissements. Plus précisément, de
relever les barrières douanières pour faire en sorte d’arriver à exporter plus de ce
qu’ils importaient. La plupart des pays connaissaient ainsi des phases de libre
échange et des phases protectionnistes. – Il est important de comprendre, – à partir
de la logique de ce mécanisme régulateur – que l’état de quasi faillite dans lequel se
trouvent beaucoup de nations de par le monde, à l’époque actuelle, ne pouvait pas
se produire alors.
163 Il faut rappeler qu’en économie classique, la balance commerciale était de loin la balance
principale
164 Pendant la crise des années Trente cette situation va se produire pour des raisons extérieures
aux mécanismes régulateurs du système de l’étalon or. Nous étudions cette problématique au
chapitre 5, sur les crises économiques.
Le régulateur de la base monétaire se faisait ainsi suivant les deux mécanismes
que nous venons d’analyser. Or, comme nous l’avons souligné un peu plus haut, la
monnaie fiduciaire évoluait en rapport direct avec cette base. Mais le niveau
d’efficacité du multiplicateur dépendait du taux de crédit ; et donc, des cycles
économiques eux-mêmes. Car, les taux d’intérêts n’étaient pas régulés à l’époque
par l’État, comme c’est le cas actuellement. Ces taux variaient par rapport à l’offre et
à la demande de monnaie, et, plus précisément, des possibilités d’investissements.
En système classique les cycles économiques se manifestaient, dans la dimension
monétaire, à deux niveaux bien différents : 1) dans le domaine du stock monétaire,
et 2) dans celui des taux d’intérêts. Nous venons de voir le premier domaine qui
correspond au mouvement de la thésaurisation et de l’épargne. Mais, avant de
considérer la variable des taux d’intérêts, il est important de souligner que, tout en
étant différentes, ces deux dimensions sont des manifestations monétaires des cycles
économiques. Les facteurs monétaires cycliques sont ainsi, dans leur effectivité, des
manifestations du cycle structurel.
Cela étant dit, passons au problème des variations des taux d’intérêts en système
classique. Dans sa manifestation phénoménale, ce processus cyclique est le
mouvement de hausse et de baisse des taux d’intérêts. De sorte qu’en période
d’expansion les taux d’intérêts tendaient à monter, tandis qu’en époque de récession
ces taux tendaient à diminuer.
Ce mouvement de hausse et de baisse des taux d’intérêts se réalisaient par
rapport à un niveau considéré comme étant celui du taux raisonnable. De sorte que
le taux réel pouvait se situer au dessus ou en dessous du taux raisonnable, dit aussi
taux naturel. Le taux raisonnable peut être considéré : soit comme la moyenne des
taux réels, soit comme ce niveau dans lequel il y a coïncidence dans les intérêts de
l’offreur et du demandeur de crédit. Le taux raisonnable semble s’être situé, en
époque classique, au tour de 5%. Des théoriciens aussi différents que Locke, Juglar,
Jevons et Fisher s’accordent pour situer ce taux, à ce niveau-là.
De sorte que lorsque la demande des capitaux était très importante, le taux réel
tendait à monter au dessus du taux raisonnable. Or, ce phénomène se produisait
dans la phase supérieure du cycle. En d’autres termes, lorsque le taux réel tendait à
dépasser le taux raisonnable s’annonçait, en quelque sorte, le renversement de
tendance. Ce renversement se produisait quand ce dépassement était important.
Tout indique qu’un taux de 8% était considéré comme un niveau dangereux.
En tout état de cause, un tel écart par rapport au taux raisonnable, ne pouvait
que provoquer le renversement de tendance. Le début de la phase récessive était
immédiatement suivi d’une baisse des taux. Ceci à cause du fait que l’offre et la
demande de crédit tendaient à se contracter. L’offre marginale en phase récessive
faisait, par conséquent, que le taux réel tendait à se situer en dessous du taux
raisonnable. La montée des taux réels annonçait ainsi la reprise d’un nouveau cycle.
A partir de la logique de ce processus, on peut comprendre aisément que la
propension à la thésaurisation tendait à augmenter, avec la baisse des taux d’intérêts
réels, tandis que la propension à l’épargne et le taux d’intérêt tendait à accroître,
lorsque la demande de crédit était en pleine expansion. Or cette demande dépendait
en dernière instance du revenu national. Donc du pouvoir d’achat global.
On peut à présent se poser la question de savoir, pourquoi le dépassement du
taux d’intérêt raisonnable par le taux réel tendait à déclencher le processus récessif.
Tout indique que ce phénomène est la conséquence du fait que le taux moyen de
rentabilité du capital constitue une limite par rapport à la montée des taux
d’intérêts. Plus précisément, que cette limite se situe en dessous du taux moyen de
rentabilité du capital. – Au chapitre 3, nous étudions la problématique de la
différence du taux de rentabilité du capital et son rôle régulateur.
Il convient, toutefois, de retenir ici qu’en système classique ce taux moyen
semblait se situer au tour de 12%. De sorte que la montée des taux d’intérêts réels
avait comme effet de réduire le taux de rentabilité effectif. Ceci pour ce qui est la
partie du capital emprunté.
Ainsi l’élévation du taux réel au dessus du taux raisonnable, réduisait les marges
bénéficiaires. Le cycle des affaires tendait ainsi à connaître les moments suivants :
autofinancement, endettement, réduction des marges bénéficiaires et propension à
la faillite.
Cela étant signalé, étudions la régulation monétaire à l’époque moderne. Cette
période que certains appellent : économie keynésienne ou économie de
consommation. Le changement majeur entre la période classique et le système
actuel se trouve dans le fait que le premier moment est fondé sur l’étalon-or, tandis
que le deuxième est conditionné par le règne du papier monnaie. Nous avons ainsi
d’un côté, un système où la monnaie est très stable dans sa valeur en échange,
tandis que de l’autre côté, nous avons affaire à un instrument qui tend à varier d’une
façon plus ou moins significative dans le sens de l’inflation. De plus, étant donné que
chaque pays est capable de produire sa propre monnaie, le problème de la valeur de
change devient une dimension essentielle. – Pour ce qui est de cette variable, de la
valeur de change, il convient de rappeler qu’en époque classique elle était un
problème interne. Il s’agissait alors de maintenir et de garantir la parité entre le
métal jaune et le papier-monnaie. Les paiements extérieurs étaient essentiellement
réglés avec des lingots et des barres d’or. En d’autres termes, la monnaie or frappée
ne faisait pas partie, en principe, des transactions internationales. Et lorsqu’elle y
participe sa valeur dépendait de son poids en or fin.
Avec l’avènement du règne du papier monnaie la régulation de la valeur de la
monnaie dépend d’une manière significative de l’État. A la base même, comme nous
avons essayé de le montrer dans ce chapitre, la valeur d’échange comme la valeur
de change ne dépend pas de la volonté de l’État. Ceci est clair lorsque nous avons
affaire, comme à l’époque classique, avec un instrument dont l’existence
quantitative ne dépend pas de la volonté des États, mais de la capacité
concurrentielle des nations.
Sous le règne du papier-monnaie l’État participe à la formation des différents
niveaux de la valeur de la monnaie. Il conditionne la valeur d’échange de sa
monnaie à travers deux politiques différentes : par le rythme d’émission monétaire
et par la politique des taux. Pour ce qui est de la valeur de change, l’État régule sa
valeur, soit en créant des barrières en vue d’empêcher la sortie de sa monnaie
(contrôle des changes et taux de crédit élevé sur le marché international), soit encore
en achetant ou en vendant sa monnaie sur le marché international.
Nous allons faire référence tout d’abord, d’une manière générale, aux différentes
formes de régulation, ou de conditionnement, étatique de la valeur d’échange de la
monnaie. L’État participe à la formation de la valeur d’échange : 1) par le rythme
d’émission monétaire, et 2) par sa politique de crédit. En ce qui concerne le rythme
d’émission monétaire, nous avons vu que l’augmentation du stock monétaire réduit
sa valeur d’échange. Nous parlons alors d’inflation ou de perte de valeur de la
monnaie. Dans le cas opposé, lorsqu’il y a diminution du stock monétaire, nous
constatons l’effet contraire.
Pour ce qui est de cette problématique de variations du stock monétaire, il est
très important de constater qu’elle se manifeste, d’une manière générale : 1) suivant
des tendances, et 2) selon une logique progressive, plutôt que par une logique
régressive. En effet, en ce qui concerne les tendances, nous pouvons constater des
rythmes de croissance plus ou moins fort. Dans le premier cas nous parlons de
tendance inflationniste, tandis que dans le deuxième nous parlons de tendance
désinflationniste.
Pour ce qui est de la politique de crédit comme régulateur monétaire, il faut
rappeler que contrairement à l’époque classique où les taux d’intérêts dépendaient
entièrement de l’offre et de la demande de monnaie, dans le système que nous
connaissons, ce sont les États qui conditionnent ces taux. Ce conditionnement peut191
être plus ou moins rigide, selon qu’il s’agisse d’une économie concurrentielle, ou
d’une économie dirigée. Dans le premier cas, l’État fixe les taux directeurs et à partir
de là, la hiérarchie des taux s’établit d’elle même. Selon, précisément, les
mécanismes du marché monétaire.
Pour ce qui est de la différence entre le taux nominal et le taux réel, il faut
déduire du premier le taux d’inflation pour trouver le deuxième. C’est ainsi que si
dans une réalité donnée le taux d’inflation est de 5% et le taux nominal165 est de 10%,
nous disons que le taux réel est de 5%. Bien évidemment ce taux réel, comme nous
venons de le souligner, est plus ou moins raisonnable ou susceptible de faciliter
l’investissement s’il est inférieur à 5%, que s’il est supérieur. – Nous montrons au
chapitre suivant que, dans l’économie moderne, les possibilités de descendre en
dessous de ce taux raisonnable sont très importantes. Et cela sans provoquer des
distorsions dans le mode de fonctionnement de ce système.
Mais, avant de passer à l’analyse du problème de la régulation du change de la
monnaie, il est nécessaire de faire mention des agrégats monétaires. En effet, la
régulation du change est un phénomène extérieur, tandis que la régulation par les
agrégats fait partie de la politique monétaire interne, tout comme les différentes
variables que nous venons d’analyser. Nous allons voir ce problème des agrégats
monétaires à partir de ses déterminations en France.
165 Ce taux correspond dans la réalité au TBB – au « Prime rate » des USA -, ou encore au taux
moyen pour l’investissement, dans les sociétés dirigistes.
En effet en France les agrégats monétaires sont définis de la façon suivante :
M1= Billets + monnaies divisionnaires + dépôts à vue.
M2= M1 + livrets et comptes d’épargne logement.
M3= M2 + bons des Sociétés financières + bons des Institutions financières
Spécialisées bancaires + dépôts en devises + dépôts à terme + bons de caisse +
Certificats de Dépôts Négociables + Bons du Trésor sur formule.
L= M3 + Billets de Trésorerie + Bons du Trésor Négociables + Bons des
Institutions Financières Spécialisées non bancaires + Plan d’Epargne Logement.
Comme on peut le constater les agrégats monétaires, dans leur variable
supérieure, sont le résultat de la monnaie en circulation + toutes les formes de dépôts
bancaires + les différentes valeurs du marché obligataire. Dans la pratique l’État
contrôle ces agrégats en vue de maîtriser les flux dits quasi-monétaires, dans la
conceptualité monétariste, comme les différentes formes de dépôt bancaires et les
diverses valeurs du marché obligataire. Pour ce faire il dispose de deux instruments
essentiels : le taux de rémunération des dépôts et le niveau de fiscalité des valeurs
quasi-monétaires et de certains dépôts à terme. Par conséquent, au sens strict du
terme, ce sont, précisément, ces derniers instruments qui doivent être considérés
comme des instruments de régulation, car ils le sont dans la pratique. Cela étant dit,
passons au problème de la régulation de la valeur de change de la monnaie. En ce
qui concerne cette dimension, il est indispensable de retenir qu’elle ne concerne que
les monnaies convertibles. – Nous avons, de plus, déjà souligné le fait que la valeur
de change est, essentiellement, une catégorie propre à l’économie moderne. Ceci
dans la mesure où chaque pays possède sa propre monnaie et se doit de garantir sa
valeur. C’est cette garantie externe qui se manifeste dans et par la valeur de change.
Nous avons ainsi, généralement parlant, deux sortes de monnaies : celles qui
sont convertibles et celles qui ne le sont pas. Lorsqu’un État décide de rendre sa
monnaie convertible, il s’engage, par la même, à garantir sa valeur quand les nonrésidents
lui présentent ses billets de banque. Cette transaction présuppose des
réserves en devises. Dans la logique simple de ce mécanisme, les monnaies de
réserves sont celles qui sont les plus fortes sur le marché international.
Les pays à monnaie convertible ont ainsi besoin de réserves non seulement pour
se procurer des biens sur le marché international, mais pour garantir et soutenir la
valeur de change de leur monnaie sur le marché international. Un État assure la
valeur de change de sa monnaie soit en l’achetant, soit en la vendant. L’achat se
réalise en vue de réduire la surabondance d’une monnaie et présuppose des réserves.
Pour cette raison cet acte de soutien peut s’exprimer comme une vente ou un
dessaisissement de réserves. En d’autres termes, lorsqu’un État soutient sa monnaie,
on peut dire soit qu’il l’achète, soit qu’il vend ses réserves.
L’opération contraire est celle du maintien d’une monnaie à une valeur donnée.
Evitant ainsi tout appréciation exagérée. Dans ces conditions l’Etat vend sa propre
monnaie pour faire face à sa sur-demande sur le marché international. En
l’occurrence, l’État en question augmente ses réserves et consolide sa capacité
d’intervention sur le marché monétaire international.
Pour ce qui est des monnaies convertibles il convient de faire la différence entre
la convertibilité simplement interne et la convertibilité interne et externe. Un État
peut, en effet, garantir sa monnaie seulement sur son marché. Cela veut dire qu’il
vend et achète sa monnaie, à des non-résidents, sur son propre marché166. Le but est
d’éviter la sortie de sa propre monnaie, sur le marché international.
166 Cas, par exemple, fin des années quatre vingt et début des années quatre vingt dix, du dinar
tunisien et le batte Thaïlandais.
En ce qui concerne les monnaies librement convertibles, il est nécessaire de faire
la différence entre les monnaies simplement convertibles et celles qui sont des devises
internationales. Parmi ces dernières il est nécessaire de différencier les devises
internationales proprement dites167 et les monnaies de réserves168 Dans le cas des
monnaies de réserve il convient de faire la différence entre les simples monnaies de
réserve et la monnaie internationale, le dollar des États-Unis.
Les devises internationales169 et les monnaies de réserve sont à proprement parler
des monnaies qui jouent le rôle d’instruments de crédit sur le marché international.
Pour ces monnaies la régulation de la valeur de change ne se réalise pas uniquement
par le biais des interventions sur le marché monétaire international, le taux de crédit
sur ce marché joue un rôle de premier ordre. De sorte que lorsqu’une de ces
monnaies tend à s’affaiblir, l’organisme responsable peut augmenter son taux
d’intérêt. L’augmentation de ce taux, au-dessus de celui des autres, n’a pas comme
résultat d’attirer les « capitaux flottants » comme il est dit généralement. La
conséquence effective d’une telle politique est celle de raréfier la quantité d’une
monnaie sur le marché international.
167 Cas, par exemple, du F.F., et de la livre anglaise.
168 C’est le cas notamment, depuis Septembre 1985, du DM et du Yen.
169 Parmi les devises internationales il y en a qui jouent un rôle de monnaie de crédit plus
importantes que d’autres. C’est actuellement le cas du franc suisse.
170 Concernant l’Europe du Marché Commun
En effet, l’élévation du taux de crédit extérieur d’une monnaie implique, au
niveau du marché international, le fait qu’elle est moins accessible, aux nonrésidents,
que les autres monnaies. – En tout état de cause, il est hautement
problématique de croire qu’emprunter et investir est une seule et même chose. Or,
c’est précisément cette confusion qui est à la base du discours qui considère que
l’élévation des taux d’intérêts extérieurs attire les capitaux flottants.
Depuis les Accords de Nyborg du 13 septembre 1987170, on a, en effet,
expérimenté le fait que la montée des taux d’intérêts171, a comme conséquence
l’appréciation de la monnaie en question. La baisse de ces taux a, par contre, l’effet
contraire. Ceci, bien évidemment, compte-tenu du niveau de l’offre et de la
demande d’une monnaie donnée. De sorte que les taux d’intérêts sont un instrument
de régulation de la valeur de change d’une monnaie. Ils peuvent le cas échéant, en
ce qui concerne cette dimension, jouer le rôle de barrière protectrice contre ce qui est
considéré naïvement comme le résultat de la spéculation internationale.
Au vue de ce qui vient d’être dit, sur cette problématique de la régulation
monétaire, nous pouvons soutenir que la variable quantitative et celle des taux
d’intérêts sont les paramètres les plus adéquats et les plus efficaces du contrôle de la
valeur de change et de la valeur d’échange de la monnaie. Il est important de
constater qu’en ce qui concerne le niveau interne, la masse monétaire se présente,
pour l’économie positive172, comme étant l’objet même de la régulation. La
dimension quantitative ne se manifeste pas comme une variable rationnelle, donc
comme devant être perçu clairement et consciemment maîtrisable. Dans cette
dimension c’est plutôt les taux d’intérêts qui sont objet de régulations de la pratique
rationnelle. Par contre, au niveau extérieur la dimension quantitative tend à se
manifester d’elle même comme une variable incontournable. Les interventions des
Banques centrales sur le marché monétaire international, sont la manifestation
pratique de ce phénomène.
171 Pour ce qui est le F.F., par exemple, le taux de l’eurofranc.
172 L’économie positive est, pour nous, celle de la pratique institutionnelle. Elle est très souvent
différente de l’économie universitaire, et a fortiori très éloignée de l’économie théorique.
extrait de : Norman PALMA
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